qu’on a pour lui. IL ne s’agit dans le grand ffippîas
que de confondre la vanité d’un fophifte ; Sc dans le
Phedre , que de paffer quelques momens agréables
avec un ami dans un lieu délicieux.
S. Auguftin avoit compofé un traité fur le beau :
mais cet ouvrage eft perdu , Sc il ne nous refte de
S. Auguftin fur cet objet important, que quelques
idées eparfes dans fes écrits, par lefquelles on voit
que ce rapport exattdes parties d’un tout entr’elles,
qui le conftitue un , étoit, félon lui, le caraftere dif-
tinûifdelafoflM/é. Si je demande à un architeéle , dit
ce grand homme, pourquoi ayant élevé une arcade
à une des ailes de fon bâtiment, il en fait autant à
l ’autre : il me répondra fans doute , que c'efiafin que
les membres de fon architecture fymmétrifent bien enjemble.
Mais pourquoi cette fymmétrie vous paroît-elle néceffaire?
Parla raifon quélleplaît. Mais qui êtes-vous
pour vous ériger en arbitre de ce qui doit plaire ou
ne pas plaire aux hommes ? & d’où favez-vous que
la lÿmmétrie nous plaît ? J'en fuis fur , parce que les
chofes ainfî difpofées ont de la décence, de la jufieffe , de
la grâce ; en un mot parce que cela eft beau. Fort bien :
mais dites-moi, cela eft-il beau parce qu’il plaît ? ou
cela plaît-il parce qu’il eft beau } Sans difficulté cela
plaît , parce qu'il eft beau. Je le crois comme vous :
mais je vous demande encore pourquoi cela eft-il
beau ? & fi ma queftion vous embarraffe, parce qu’en
effet les maîtres de votre art ne vont guere jufque-
là , vous conviendrez du moins fans peine que la fi-
militude , l’égalité, la convenance des parties de votre
bâtiment, réduit tout à une efpece d’unité qui
contente la raifon. C'ejl ce que je voulois dire. Oui :
mais prenez-y garde , il n’y a point de vraie unité
dans les corps, puifqu’ils font tous compofés d’un
nombre innombrable de parties , dont chacune eft
encore compofée d’une infinité d’autres. Où la voyez-
vous donc cette unité qui vous dirige dans la conf-
truélion de votre deffein ; cette unité que vous regardez
dans votre art comme une loi inviolable ; cette
unité que votre édifice doit imiter pour être beau,mais
que rien fur la terre ne peut imiter parfaitement,
puifque rien fur la terre ne peut être parfaitement
un ? Or de là que s’enfuit-il ? ne faut-il pas reconnoître
qu’il y a au-deffus de nos efprits une certaine unité
originale, fouveraine , éternelle, parfaite, qui eft la
réglé effentielle du beau , & que vous cherchez dans
la pratique de votre art ? D ’où S. Auguftin conclut,
dans un autre ouvrage, que c'ejl l'unité qui conftitue,
pour ainft. dire , la forme & l'ejfence du beau entout genre.
Omnis porropulchritudinis forma , unitas eft.
M. Wolf dit, dans fa Pfycologie, qu’il y a des chofes
qui nous plaifent, d’autres qui nous aéplaifent ;
Sc que cette différence eft ce qui conftitue le beau & 1 tlaid: que ce qui nous plaît s’appelle beau, Sc que
ce qui nous déplaît eft laid.
Il ajoute, que la beauté confiftedansla perfeélion ,
de maniéré que par la force de cette perfeétion
la chofe qui en eft revêtue eft propre à produire en
nous du plaifir.
Il diftingue enfuite deux fortes de beautés, la vraie
& l’apparente : la vraie eft celle qui naît d’une per-
feétion réelle ; Sc l’apparente , celle qui naît d’une perfection
apparente.
Il eft évident que S. Auguftin avoit été beaucoup
plus loin dans la recherche du beau que le philofophe
Lebnitien : celui-ci femble prétendre d’abord qu’une
chofe eft belle, parce qu’elle nous plaît ; au lieu qu’elle
ne nous plaît que parce qu’elle eft belle, comme Platon
& S. Auguftin l’ont très-bien remarqué. Il eft vrai
qu’il fait enluite entrer la perfection dans l’idée de la
beauté : maisqu’eft-cequela perfection ? Imparfait eft-
il plus clair Sc plus intelligible que le beau ? Tous ceux qui fe piquant de ne pas parler fimple-
anent par coutume &fans réflexion,dit M. Crouzas,
voudront defeendre dans eux-mêmes,& faire attention
à ce qui s’y paffe, à la maniéré dont ils penfent,
& à ce qu’ils fentent lorfqu’ils s’écrient cela eft beau ,
s’appercevront qu’ils expriment par ce terme un certain
rapportd’un objet, avec desfentimensagréables
ou avec des idées d’approbation, Sc tomberont d’accord
que dire cela eft beau, c’eft dire , j’apperçois
quelque chofe que j’approuve ou qui me fait plaifir.
On voit que cette définition de M. Crouzas n’eft
point prife de la nature du beau, mais de l’effet feulement
qu’on éprouve à fa préfence : elle a le même
défaut que celle de M. Wolf. C ’eft ce que M. Crou-
zas a bien fenti ; aufîi s’occupe-t-il enfuite à fixer les
caraCteredu beau : il en compte cinq, la variété , l'unité
, la régularité , l'ordre , la proportion.
D ’où il s’enfuit, ou que la définition de S. Âuguf-
tin eft incomplète, ou que celle de M. Crouzas eft redondante.
Si l’idée d'unité ne renferme pas les idées
de variété, de régularité, d'ordre Sc de proportion , Sc fi
ces qualités font effentielles au beau, S. Auguftin n’a
pas du les omettre : fi l’idéed'unitéles renferme, M.
Crouzas n’a pas dû les ajouter.
M. Crouzas ne définit point ce qu’il entendparv<z-
riété; il femble entendre par unité, la relation de toutes
les parties à un feul but ; il fait confifter la régularité
dans la pofition femblable des parties entr’elles ;
il défignepar ordre une certaine dégradation de parties
, qu’il faut obferver dans le paffage des unes aux
autres ; & il définit la proportion,fimité affaifonnée de
variété, de régularité & d’ordre dans chaque pâVtie.
Je n’attaquerai point cette définition du beau par
les chofes vagues qu’elle contient ; je me contenterai
feulement d’obferver ici qu’elle eft particulière , Sc
qu’elle n’eft applicable qu’à l’Architecture, ou tout
au plus à de grands touts dans les autres genres , à
une piece d’éloquence, à un drame, &c. mais non
pas à un mot , k une penfée , à une portion d'objet.
M. Hutchefon , célébré profeffeur de Philofophie
morale dans l’univerfité de Glafcou, s’eft fait un fyf-
tème particulier : il fe réduit à penfer qu’il ne faut
pas plus demander qu'eft-ce que le beau , que demander
qu'eft-ce que le vifiblc. On entend par viftble , ce
qui eft fait pour être apperçû par l’oeil ; & M. Hutchefon
entend par beau, ce qui eftfait pour être faifi par
le fens interne du beau. Son fens interne du beau eft
une faculté par laquelle nous diftinguons les belles
chofes, comme le fens de la vue eft une faculté par
laquelle nous recevons la notion des couleurs & des
figures. Cet auteur Sc fes feClateurs mettent tout en
oeuvre pour démontrer la réalité & la néceffité de ce
Jîxieme fens ; & voici comment ils s’y prennent.
i °. Notre ame, difent-ils, eft paffive dans le plaifir
& dans le déplaifir. Les objets ne nous affeCtent
pas précifément comme nous le fouhaiterions ; les
uns font fur notre ame une imprelfion néceffaire de
plaifir ; d’autresnousdéplaifentnéceffairement : tout
le pouvoir de notre volonté fe réduit à rechercher
la première forte d’objet , & à fuir l’autre : c’eft la
conftitution même de notre nature,quelquefois individuelle
, qui nous rend les uns agréables Sc ies autres
défagréables. P o y e ç P e in e & P l a i s i r .
2.°. Il n’eft peut-être aucun objet qui puiffe affecter
notre ame, fans lui être plus ou moins une oc-
cafion néceffaire déplaifir ou de déplaifir. Une figure
, un ouvrage d’architeCture ou de peinture, une
compofition de mufique , une aCtion , unfentiment,
un caraCtere, une expreffion , un difeours ; toutes'
ces chofes nous plaifent ou nous déplaifent de quelque
maniéré. Nous fentons que le plaifir ou le déplaifir
s’excite néceffairement par la contemplation de
l’idée qui fe préfente alors à notre efprit avec toutes
fescirconftances. Cette impreffion fie fa it, quoiqu’il
n’yait rien dans quelques-unes de ces idées de ce qu’on
appelle ordinairement perceptions fenfibles ; dedans
celles qui viennent des fens, le plaifir ou le déplaifir
qui les accompagne, naît de l’ordre ou du defordre,
de l’arrangement ou défaut de fymmétrie , de l’imitation
ou de la bifarrerie qu’on remarque dans les objets
; & non des idées fimples de la couleur, du fon,
& de l’étendue, confidérées folitairement. V .G o v t .
3°. Cela pôle , j’appelle , dit M. Hutchefon, du
nom defens internts, ces déterminations de l’ame à fe
plaire ou à fe déplaire à certaines formes ou à certaines
idées , quand elle les confidere : & pour diftin-
guer les fens internes des facultés corporelles connues
fous ce nom, j’appellefens interne du beau, la faculté
qui difeerne 1 ebeau dans larégularité, l’ordre & l’har?
monie ; Stfens interne du bon, celle qui approuve les
affections, les aCtions, les caraCteres des agens rai-
fonnables Sc vertueux, f^oye^ B o n .
4°. Comme les déterminations de l’ame à fe plaire
ou à fe déplaire à certaines formes ou à certaines
idées , quand elle les confidere , s’obfervent dans
tous les hommes, à moins qu’ils ne foient ftupides ;
fans rechercher encore ce que c’eft que le beau, il eft
confiant qu’il y a dans tous les hommes un fens naturel
Sc propre pour cet objet ; qu’ils s’accordent à trouver
de la beauté dans les figures, auffi généralement
qu’à éprouver de la douleur à l’approche d’un trop
grand feu, ou du plaifir à manger quand ils font prefi-
lés par l’appetit, quoiqu’il y ait entr’eux une diversité
de goûts infinie. :
5°. Aufîi-tôt que nous naiffons •, nos fens externes
commencent à s’exercer & à nous tranfmettre des
perceptions des objets fenfibles ; Sc c’eft-là fans doute
ce qui nous perfuade qu’ils font naturels. Mais les objets
de ce que j ’appelle des fens internes, ou les fens du
beau & du bon,ne le préfentent pas fi-tôt à notre efprit.
Il fe paffe du tems avant quëles enfans refléchiffent,
ou du-moins qu’ils donnent des indices de réflexion
fur les proportions, reffemblances Sc fymmétries ,
fur fes affeCtions & fes caractères : ils ne connoiffent
qu’un peu tard les chofes qui excitent le goût ou la
répugnance intérieure ; Sc c’eft-là ce qui*fait imaginer
que ces facultés que j’appelle les fens internes du
beau & du bon, viennent uniquement de l’inftruCtion
& de l’éducation. Mais quelque notion qu’on ait de
la vertu & de la beauté, un objet vertueux ou bon eft
une occafion d’approbation & de plaifir, aufîi naturellement
que des mets font les objets de notre appétit.
Et qu’importe que les premiers objets fe foient
préfentés tôt ou tard ? fi les fens ne fe développoient
en nous que peu-à-peu& les uns après les autres, en
feroient»ils moins des fens & des facultés ? & ferions-
nous bien venus à prétendre, qu’il n’y a vraiment j
dans les objets vifibles, ni couleurs , ni figures, parr
ce que nous aurions eu béfoin de tems Sc d’inftraclions
pour les y appercevoir, Sc qu’il n’y auroitpas
entre nous tous, deux perfonnes qui les y apperce-
vroient de la même maniéré ? Voye^ S e n s .
6°. On appelle fenfations, les perceptions qui s’excitent
dans notre ame à la préfence des objets extérieurs
, Sc par l’impreflion qu’ils font fur nos orgar
nés. Viye%_ S e n s a t i o n . Etlorfque deux perceptions
different entièrement l’une de l’autre,& qu’elles n’ont
de commun que le nom générique de Jenfation , les
facultés par lefquelles nous recevons ces différentes
perceptions, s’appellent des fens différens. La vûe Sc
l’oüie, par exemple, défignent des facultés différen-
res, dont l’une nous donne des idées de couleur , Sc
l ’autre les idées du fon : mais quelque différence que
les fons ayent entr’eux, & les couleurs entr’elles,
on rapporte à un même fens toutes les couleurs, & à
un autre fens tous les fons ; & il paroît que nos fens
ont chacun leur organe. Or fi vousappliquezl’obfer-
vation précédente au bon Sc au beau , vous verrez
qu’ils font exaûement dans ce cas. Voye{ B o n .
^es défenfeurs du fens interne entendent par
Joint II,
beau, l’idée que certains objets excitent dans notre
ame, Sc par le fens interne du beau, la faculté que
nous avons de recevoir cette idée ; & ils obfervent
qu .* les animauxont des facultés femblables à nos fens
extérieurs, & qu’ils les ont même quelquefois dans
un degré fupérieur à nous ; mais qu’il n’y en a pas
un qui donne un figne de ce qu?on entend ici par fens
interne. Un etre, continuent-ils , peut donc avoir en
entier la même fenfation extérieure que nous éproiu-
vons, fans obferver entre les objets, les reffemblances
Sc les rapports ; il peut même difçerner ces reffemblances
Sc ces rapports fans en reffentir beaitr
coup de plaifir ; d’ailleurs les idées feules de la figure
Sc des formes, ,&c. font quelque chofe de diftinft d\\
plaifir. Le plaifir peut fe trouver où les proportions
ne font ni confidérées ni connues ; il peut manquer,
malgré toute l’attention qu’on donne à l’ordre & aux
proportions. Comment nommerons-nous donc çette
faculté qui agit en nous fans que nous fâchions bien
pourquoi? fens interne.
8fi. Cette dénomination eft fondée fur le rapport
de la faculté qu’elle défigne avec les autres facultés,
Ce rapport confifte principalement en ce, que le plaifir
que le Jèns interne nous fait éprouver, eft différent
de la corinoiffance des principes. La eonnoiffance des
principes peut l’accroître où le diminuer : mais cette
eonnoiffance n’eft pas lui ni fa caufe. Ce fens a çle$
plaifirs néceffaires , caria beauté Scia laideur d'un objet
eft toûjours la même pour nous, quelque deffein
que nous puiflions former d’en juger autrement. Un
objet defagréable, pour être utile, ne nous en paroît
pas plus beau ; un bel objet, pour être nuifible, ne
nous paroît pas plus laid. Prôpofez-nous le monde
entier, pour nous contraindre par la récompenie à
trouver belle la laideur, Sc laide la beauté ; ajoutez
à ce prix les plus terribles menaces, vous n’apporterez
aucun changement à nos perceptions Sc àü jugement
du fens interne : notre bouche louera ou blâmera
à votre gré, mais le fens interne reliera incorruptible.
9°- Il paroît de-là, continuent les mêmes fyftéma-
tiques,que certains objets font immédiatement Sc par
eux-mêmes, les occafions du plaifir que donné la
beauté ; que nous avons un fens propre à le goûtër ;
que ce plaifir eft individuel, & qu’il n’a rien de commun
avec l’intérêt. En effet, n’arrive-t-il pas en cent
occafions qu’on abandonne l’utile pour le beau? cette
généreufe préférence ne fe rèmarque-t-elle pas quelquefois
dans les conditions les plus méprifées ? Un
honnête artifan fe livrera à la fatisfaûion de faire un
chef-d’oeuvre qui le ruine, plûtôt qu’à l’avantage de
faire un ouvrage qui l ’enrichiroit. ‘
ig°. Si on ne jqignoit pas à la confidération de
l’utile , quelque fenti ment particulier , quelqu’effet
fubtil d’une faculté différente de l’entendement & de
la volonté , on n’eftimeroit une maifon que pour fon
utilité, un jardin que pour fa fertilité , un habiller
ment que pour fa commodité. Or cette eftimation
étroite des chofes n’exifte pas même dans les enfans
& dans les fauvages. Abandonnez la nature à eller
meme, Sc le fens interne exercera fon empire : peut-
être fe trompera-t-il dans fon objet, mais la fenfation
de plaifir n’en fera pas moins réelle. Une philo?
fophie auftere, ennemie du luxe, brifera les ftatues ,
ren verfera les obélifques, transformera nos palais en
cabanes, Sc nos jardins en forêts: mais elle n’en fen-
tira pas moins la beauté réelle de ces objets ; le fens
interne fe révoltera eontr’elle ; Sc elle fera réduite 4
fe faire un mérite de fon courage.
C ’eft ainfi, dis-je, que Hutchefon Sc fes fcftateurs
s’efforcent d’établir la néceffité du fens interne du beau. :
mais ils ne parviennent qu’à démontrer qu’il y a quelque
chofe d’obfcur Sc d’impénétrable dans le plaifir
que le beau nous caufë ; .que ce plaifir femble jndé-
Y i j