dire, de bouffole, & qui la guident dans le difcerne-
ment de ceux qui font authentiques. En effet, comment
pouvoir foupçonner qu’un livre a été luppofe,
lorfque nous le voyons cité par d’anciens écrivains,
& fondé fur une chaîne non-interrompue de témoins
conformes les uns aux autres, fur-tout fi cette chaîne
commence au tenas où l’on dit que ce livre a été écrit
& ne finit qu’à nous ? D ’ailleurs , n’y eut-il point
d’ouvrages qui en citaffent un autre comme appartenant
à tel auteur, pour en reconnoître l’authenticité
, il me fuffiroit qu’il m’eût été apporté comme
étant d’un tel auteur, par une tradition orale, fou-
tenue , fans interruption depuis fon époque jufqu’à
moi, fur plufieurs lignes collatérales. Il y a outre
cela des ouvrages qui tiennent à tant de chofes, qu’il
feroit fou de douter de leur authenticité. Mais, félon
moi, la plus grande marque de l’authenticité d’un
livre, c’eft lorfque depuis long-tems on travaille à
faper fon antiquité pour l’enlever à l’auteur à qui
on l’attribue, & qu’on n’a pû trouver pour cela que
des raifons fi frivoles, que ceux même qui font fes
ennemis déclarés, à peine daignent s’y arrêter. Il
y a des ouvrages qui intéreffent plufieurs royaumes,
des nations entières, le monde même, qui par cela
même ne fauroient être fuppofés. Les uns contiennent
les annales de la nation & fes titres ; les autres,
Les lois & fes coûtumes ; enfin il y en a qui contiennent
leur religion. Plus on accufe les hommes en
général d’être fuperftitieux & peureux, pour me fer-
vir de l’expreflion à la mode , &plus on doit avouer
qu’ils ont toujours les yeux ouverts fur ce qui inté-
reffe leur religion. L’Alcoran n’auroit jamais été tranf-
porté au tems de Mahomet, s’il avoit été écrit long-
tems après fa mort. C ’eft que tout un peuple ne fau-
roit ignorer l’époque d’un livre qui réglé fa croyance
, &: fixe toutes fes efpérances. Allons plus loin :
en quel tems voudroit-on qu’on pût fuppofër une
hiftoire qui contiendroit des faits très-intéreffans ,
mais apocryphes ? cen’eft point fans doute du vivant
de l’auteur à qui on l’attribue, & qui démafqueroit
le fourbe ; & fi l’on veut qu’une telle impofture puiffe
ne lui être pas connue, ce qui comme on voit eft
prefque impoffible, tout le monde ne s’infcriroit-il
pas en faux contre les faits que cette hiftoire contiendroit?
Nous avons démontré plus haut, qu’un
hiftorien ne fauroit en impofer à fon fiecle. Àinfi un
impofteur, fous quelque nom qu’il mette fon hiftoire
, ne fauroit induire en erreur les témoins oculaires
ou contemporains ; fa fourberie pafferoit à la pof-
térité. Il faut donc qu’on dife que long-tems après la
mort de l’auteur prétendu, on lui a fuppofé cette hiftoire.
Il fera néceffaire pour cela qu’on dife auffi,
que cette hiftoire a été long-tems inconnue, auquel
cas elle devient fufpefre fi elle contient des faits inté-
reflans , & qu’elle foit l’unique qui les rapporte : car
fi les mêmes faits qu’elle rapporte font contenus dans
d’autres hiftoires, la fuppofition eft dès-lors inutile.
Je n’imagine pas qu’on prétende qu’il foit pofliblede
perfuader à tous les hommes qu’ils ont vû ce livre-là
de tout tems, & qu’il ne paroît pas nouvellement.
Ne fait-on point avec quelle exafritude on examine
lin manufcrit nouvellement découvert, quoique ce
manufcrit ne foit fouvent qu’une copie de plufieurs
autres qu’on a déjà ? Que feroit-on s’il étoit unique
dans fon genre ? Il n’eft donc pas poflible de fixer un
tems où certains livres trop intéreffans par leur nature
ayent pû être fuppofés.
Ce n’eft pas tout, me direz-vous : il ne fuffit pas
qu’on puiffe s’affûrer de l’authenticité d’un livre, il
faut encore qu’on foit certain qu’il eft parvenu à
nous fans alteration. Or qui me garantira que l’hif-
toire dont vous vous fervez pour prouver tel fait,
foit venue jufqu’à moi dans toute fa pureté ? la diver-
fité des manufcrits ne femble-t-elle pas nous indiquer
les changemens qui lui font arrivés ? après cela qiièl
fonds voulez-vous que je faffe fur les faits que cette
hiftoire me rapporte ?
Il n’y a que la longueur des tems & la multiplicité
des copies qui pùiffent occafionner de l’altération
dans les manufcrits1. Je ne crpi pas qu’on me cém-
tefte cela. Or ce qui procure le mal, nous donne eii
même tems le remede : car s?il y a une infinité~db
manufcrits , il eft évident qu’en tout ce qu’ils,s’accordent
» c’eft le texte original. Vous ne pourrez
donc refufer d’ajoûter foi à ce que toiis ces manufcrits
rapporteront d’un concert unanime. Sur lès variantes
vous êtes libre, & perfonne ne vous dira jamais
que vous êtes obligé de vous conformer à tel
manufcrit plutôt qu’à tel autre, dès qu’ils1 ont tous
les deux la même autorité. Prétendrez-vous qu’un
fourbe peut altérer tous les manufcrits ? Il -faudroit
pour cela pouvoir marquer l’époque de cette altération
: mais peut-être que perfonne ne fe feraùpper-
çû de la fraude ? Quelle apparence, fur-tout fi ce livre
eft extrêmement répandu, s’il intérefle des nations
entières, fi ce livre fe trouve la réglé de leur
conduite , ou fi par le goût exquis qui y régné, il
fait les délices des honnêtes gens ? Seroit-il poflible
à un homme, quelque puiffànce qu’on lui fuppofe ,
de défigurer les vers de Virgile, ou de changer les
faits intéreffans de l’hiftoire Romaine que nous lifons
dans Tite-Live Sc dans les autres hiftoriens ? Fût-on
affez adroit pour altérer en fecret toutes les éditions
& tous les manufcrits, ce qui eft impoffible ; on dé-
couvriroit toûjours l’impofture, parce qu’il faudroit
de plus altérer toutes les mémoires : ici la tradition
orale défendroit la véritable hiftoire. On ne fauroit
tout d’un coup faire changer les hommes de croyam
ce fur certains faits. Il faudroit encore de plus ren-
verfer tous les monumens, comme on verra bientôt :
les monumens aflîirent la vérité de l’hiftoire, ainfi
que la tradition orale. Arrêtez vos yeux fur l’Alco-
ran , & cherchez un tems où ce livre auroit pû être
altéré depuis Mahomet jufqu’à nous. Ne croyez-vous
pas que nous l’avons tel, au moins quant à la fubf-
tance, qu’il a été donné par cet impofteur ? Si ce
livre avoit été totalement bouleverfé, & que l’altération
en eût fait un tout différent de celui que
Mahomet a écrit, nous devrions voir auffi une autre
religion chez les Turcs » d’autres ufages, & même
d’autres moeurs ; car tout le monde fait combien la
religion influe fur les moeurs. On eft furpris quand
on développe ces chofes-là, comment quelqu’un
peut les avancer. Mais comment ofe-t-on nous faire
tant valoir ces prétendues altérations ? Je défie qu’on
nous faffe voir un livre connu & intéreffant qui foit
altéré de façon que les différentes copies fe contredi-
fent dans les faits qu’elles rapportent, fur-tout s’ils
font effentièls. Tous les manufcrits & toutes les éditions
de Virgile, d’Horace, ou de Çiceron, fe ref-
femblent à quelque legere différence près. On peut
dire de même de tous les livres. On verra dans le
premier livre de cet ouvrage, en quoi confifte l’altération
qu’on reproche au Pentateuque, & dont on
a prétendu pouvoir par-là renverfer l’autorité. Tout
fe réduit à des changemens de certains mots qui ne
détruifent point le fait, & à des explications différentes
des mêmes mots : tant il eft vrai que l’altération
effentielle eft difficile dans un livre intéreffant ;
car de l’aveu de tout le monde, le Pentateuque eft
un des livres les plus anciens que nous connoiffions.
Les réglés que la critique nous fournit pour con-
noître la fuppofition & l’altération des livres , ne
fuffifent point, dira quelqu’un ; elle doit encore nous
en fournir pour nous prémunir contre le menfonge fi
ordinaire au?: hiftoriens- L’hiftoire, en effet, que nous
Regardons çomnve le regiftre des évenemens des fie-
cles paffés, n’eft le plus fouvent rien moins que cela
Au lieu de faits véritables, elle repaît de fables notre
folle curiofité. Celle des premiers fiecles eft couverte
de nuages ; ce font pour nous des terres inconnues
où nous ne pouvons marcher qu’en tremblant. On
fe tromperoit, fi l’on croyoit que les hiftoires qui
fe rapprochent de nous, font pour cela plus certaines.
Les préjugés, I’efprit de parti, la vanité nationale
, la différence des religions, l’amour du merveilleux
; voilà autant de lources ouvertes, d’où la fable
fe répand dans les annales de tous les peuples. Les
hiftoriens, à force de vouloir embellir lèur hiftoire
& y jetter de l’agrément, changent très-fouvent les
faits ; en y ajoûtant certaines circonftances, ils les
défigurent de façon à ne pouvoir pas les reconnoître.
Je ne mfétonne plus que plufieurs, fur la foi de
Cicéron & 4e Quintilien , nous difent que l’hiftoire
eft une poéjîe libre de la ’vérification. La différence de
religion & les divers fentimens, qui dans les derniers
fiecles ont divifé l’Europe, ont jetté dans l’hiftoire
moderne autant de confufion , que l’antiquité en a
apportée dans l’ancienne. Les mêmes faits, les mêmes
évenemens deviennent tous différens , fuivant
les plumes qui les ont écrits. Le même homme ne
fe reffemble point dans les différentes vies qu’on a
écrites de lui. Il fuffit qu’un fait foit avancé par un
Catholique, pour qu’il fpit auffitôt démenti par un
Luthérien ou par un Calvinifte. Ce n’eft pas fans rai-
fon que Bayle dit de lui , qu’il ne Iifoit jamais les
hiftoriens dans la vûe de s’inftruire des chofes qui fe
fontpaflees, mais feulement pour fa voir ce que l’on
difoit dans chaque nation & dans chaque parti. Je
ne crois pas après cela qu’on puiffe exiger la foi de
perfonne fur de tels garants.
On auroit dû encore groffir la difficulté de toutes
les fauffes anecdotes & de toutes ces hiftoriettes du
tems qui courent, & conclure de-Ià que touslesfaits
qu’on lit dans l ’Hiftoire E.omaine font pour le moins
douteux.
Je ne comprends pas comment on peut s’imaginer
renverfer la foi hiftorique avec de pareils raifonne-
mens. Les pallions qu’on nous oppofe font précifément
le plus puiffant motif que nous ayons pour
ajoûter foi à certains faits. Les Proteftans font extrè- j
mement envenimés contre Louis X IV : y en a-t-il
J® qui, malgré cela , ait ofé defavoiier le célébré
paflage du Rhin ? Ne font-ils point d’accord avec les
Catholiques fur les vifroires de ce grand roi ? Ni les
préjugés, ni l’efprit de parti, ni la vanité nationale,
n’operent rien fur des faits éclatans & intéreffans.
Les Anglois pourront bien dire qu’ils n’ont pas été
fecourus :à la journée de Fontenoi ; la vanité nationale
pourra leur faire diminuer le prix delà vifroir.e,
,& la compenfer , pour ainfi dire, par le nombre :
mais ils ne defavoiieront jamais que les François
foient reftés vifrorieux. Il faut donc bien diftinguer
les faits que l’Hiftoire rapporte d’avec les réflexions
de l’hiftorien : celies-çi varient félon fes pallions &
fes intérêts ; ceux-là demeurent invariablement les
mêmes. Jamais perfonne n’a été peint fi différemment
que ,1’amiral de Côligni & le duc de Guife : les
Proteftans ont chargé le portrait de celui-ci de mille
traits qui ne lui convenoient pas; & les Catholiques,
de leur côte ontrefufé à celui-là des coups.de pinceau
qu’il méritoit. Les deux partis fe font pourtant
fervis des mêmes faits pour les peindre ; car quoique
les Calviniftes difent que l’amiral de Coligni
étoit plus grand homme de guerre que le duc de
.Guife,,il$ avoiient pourtant que Saint-Quentin, que
l’amiral défendoit, fut pris d’affaut, & qu’il y fut lui-
meme fait prifonnier; & qu’au contraire le duc d.e
Guife fauva Metz contre les efforts d’une armée
nombreufe qui l’affiégeoit, animée de plus par la pré.-
frnce de Charles-Quint : mais, félon eux, l’amiral
fit plus de coups de maître. plus d’afrions de coeur ,
Tome II, 7
d’efprit,& de vigilance,pour défendre Saint-Quentin,
que le duc de Guife pour défendre Metz. On voit
donc que les deux partis ne fe féparent que lorfqu’il
s’agit de raifonner fur les faits , & non fur les faits
mêmes. Ceux qui nous font cette difficulté , n’ont
qu’à jetter les yeux fur une réflexion de l’illuftre
Monfieur de Fontenelle, qui ■, en parlant des motifs
que les hiftoriens prêtent à leurs héros , nous dit :
« Nous favons fort bien que les hiftoriens les ont dé-
» vinés, comme ils ont pû , & qu’il eft prefque im-
m poflible qu’ils ayent deviné tout-à-fait jufte. Ce-
» pendant nous ne trouvons point mauvais que les
» hiftoriens ayent recherché cet embelliffement, qui
» ne fort point de la vraiffemblance ; & c’eft à caufè
» de cette vraiffemblance, que ce mélange de faux
» que nous reconnoiffons, qui peut être dans nos hif-
» toires, ne nous les fait pas regarder comme des
»fables ». Tacite prête des vûes politiques & profondes
à fes perfonnages , où Tite-Live ne verroit
rien que de fimple & de naturel. Croyez les faits
qu’il rapporte, & examinez fa politique ; il eft toûjours
aifé de diftinguer ce qui eft de l’hiftorien d’a*
vec ce qui lui eft étranger. Si quelque paffion le fait
agir, elle fe montre, & auffi-tôt que vôus la voyez,
elle n’eft plus à craindre. Vous pouvez donc ajoûter
foi aux faits que vous lifez dans une hiftoire, fur-tout
fi ce même fait eft rapporté par d’autres hiftoriens ,
quoique fur d’autres chofes ils ne s’accordent point.
Cette pente quùls ont à fe contredire les uns les autres
, Vous allure de la vérité des faits fur lefquels ils
s’accordent.
Les hiftoriens, me direz-vous , mêlent quelquefois
fi adroitement les faits avec leurs propres réflexions
auxquelles ils donnent l’air de faits , qu’il eft
très-difficile de les diftinguer. Il ne fauroit jamais
etre difficile de diftinguer un fait éclatant & intéref-
fant des propres réflexions de l’hiftorien ; & d’abord
ée qui eft précifément rapporté de même par plufieurs
hiftoriens, eft évidemment un fait ; parce que
plufieurs hiftoriens ne fauroient faire précifément la
- même réflexion. II faut donc que ce en quoi ils fe rencontrent
ne dépende pas d’eux, & leur foit totalement
étranger : il eft donc facile de diftinguer les
faits d’avec les réflexions de l’hiftorien, dès queplu-
fieurs hiftoriens rapportent le même fait. Si vous lifez
ce fait dans une feule hiftoire, confultez la tradition
orale ; ce qui vous viendra par elle ne fauroit
etre à l’hiftqrien ; car il n’auroit pas pû confier à la
tradition qui le précédé, ce qu’il n’a penfé que long-
tems après. Voulez-vous vous affûrer encore davantage
? :Confultez les monumens, troifieme efpece de
tradition propre à faire paffer les faits à la poftérité.
Un fait éclatant & qui intérefle, entraîne toûjours
des fuites après lui ; fouvent il fait changer la face de
toutes les affaires d’un très-grand pays : les peuples
jaloux de tranfmettre ces faits à la poftérité , em-
ployent le marbre & l’airain pour en perpétuer la
mémoire. On peut dire d’Athenes & de Rome,
qu’on y marche encore aujourd’hui fur des monu-
niens qui confirment leur hiftoire : cette efpece de
tradition, après la tradition orale, eft la plus àncienles
peuples de tous les tems ont été très - attentifs
à çonferver la mémoire de certains faits. Dans ces
premiers tems voifins du cahos, un monceau de pierres
brutes avertiffoit qu’en cet endroit il s’étoit paffé
quelque chofe d’intéreffant. Après la découverte des
Arts , on vit élever des colonnes & des pyramides
pour immortalifer certaines a frions ; dans la fuite leS
hiérogliphes les défignerent plus particulièrement i
l’invention des lettres foulagea la mémoire, & l’aida
à, porter le poids de tant de faits qui l’auroient enfin
accablée. On ne ceffa pourtant point d’ériger des
monumens; car les tems où l’on a le plus écrit font
ceux où l’on a fait les plus beaux monumens de tout#
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