Je pourrais montrer qu’il n’y a pas parallélisme évident entre les
allures inverses des glaciers et celles du lac. Tandis que les glaciers du
Valais ont généralement commencé à décroître vers 1855 ou 1856, le
lac a montré encore une période de très basses eaux en 1857 et 1858.
La décrue des glaciers a tout d’abord été très forte, les glaciers fondant
rapidement sur place. Les eaux du Léman, au contraire, se sont
bien relevées dès 1859, mais elles n’ont atteint des hauteurs désastreuses
qu’à partir de 1876. La décrue de la plupart des glaciers s’est
continuée jusque bien avant dans la décade de 1880 à 1890 ; seul le
glacier du Schallhorn est signalé comme ayant commencé à croître en
1878, ceux du Trient et de Zigiorenove en 1879 et cependant dès 1880
les maximums du lac se sont abaissés et ont cessé d’être des eaux
d’inondation. Je prouverais ainsi historiquement qu’il n’y a aucune re lation
entre les crues du lac et la décrue des glaciers. Mais je préfère
prendre la question de plus haut, et essayer de réfuter l’hypothèse de
mon ami de Saussure, en exposant la théorie probable des variations
des glaciers. Aussi bien, c’est l’énoncé de. l’idée très ingénieuse du
physicien de Genthod qui m’a entraîné, pour comprendre les choses
du lac, à me plonger dans l’étude des glaciers ' et à la reprendre ab
ovo. (l)
'Les glaciers sont formés par la neige tombée sur les talus des hauts
vallons des Alpes. Masse plastique, ils s’écoulent lentement dans le
fond des vallées et tendent à descendre indéfiniment en suivant la ligne
de plus grande pente. Masse fusible, ils sont attaqués par la chaleur
des régions basses, et se transforment en eau qui est drainée par le
torrent glaciaire. L’action opposée de ces deux facteurs, écoulement
de la masse semi-fluide qui fait allonger le glacier, et fusion de la glace
qui le fait raccourcir, détermine l’arrêt du front du glacier en un point
variable de son vallon alpin; si l’écoulement est plus actif que la fusion
estivale, le glacier descend plus bas dans la vallée, s’il Test moins, le
glacier diminue de longueur, se raccourcit; son front recule. Quelle
est l’action dominante, quelle est celle qui a l’effet majeur dans les
variations glaciaires ? Nous le reconnaîtrons en étudiant les allures du
phénomène, , , J
(’) Voir mes rapports annuels sur lés Variations périodiques des glaciers des
Alpes, dans l’Echo des Alpes 1881 et 1882, et dans le Jahrbuch des schw. Alpen-
clubs 1883 et années suivantes. -fAi Voir aussi mes Essais sur les variations des
glaciers. Archives de Genève VI. 5 et 448.1881.
Est-ce la fusion annuelle, l’ablation de l’extrémité terminale du glacier,
comme le veulent L, G ru n e r^ 1) A. Favre,(2) M. H. de Saussure,
pour ne citer que les auteurs modernes ? Si cela était, nous devrions
constater, l’ablation étant plus forte dans un été chaud, plus faible
dans un été froid, un raccourcissement du glacier dans le premier cas,
un allongement dans le second. Il en résulterait que les variations
du glacier seraient de très courte périodicité et très irrégulières. A un
été chaud succède parfois un été froid ; au milieu d’une série d’étés,
chauds arrive parfois un été froid et vice-vérsa ; la plus grande irrégularité
existe dans la distribution de ces variations thermiques d’une
année à l’autre. Voyons-nous les glaciers se raccourcir chaque fois que
l’été est plus chaud que la normale, s’allonger chaque fois que la température
estivale est plus basse? Les variations des glaciers suivent-
elles les variations actuelles de la température atmosphérique? En
aucune façon. Il n’y a nul rapport apparent entre ces deux valeurs.
Le glacier du Rhône est en décrue depuis 1856, décrue continuelle,
sans interruption ni retour en avant ; chaque année son front a re culé.^)
Et cependant dans ces 35 années il y a eu des étés plus froids
que la normale, les étés de 1857,1858, 1860,1864,1866,1869,1871,
1872, etc,; (*) tous les étés n’ont pas été trop chauds, l’ablation n’a pas
été constamment dominante. Pendant que le glacier du Rhône, le
Gorner, Arolla, Otemma, etc., étaient ainsi en décrue continue, nous
avons vu d’autres glaciers, celui des Rossons depuis 1875, ceux du
Trient et de Zigiorenove depuis 1879, se mettre en crue et subir un
allongement continu, sans interruption, sans retour en arrière. (5) Est-
ce que l’ablation aurait pu être de beaucoup et constamment la plus
forte dans quelques glaciers, de beaucoup et constamment la plus faible
dans quelques autres? Est-ce que le facteur chaleur, qui détermine principalement
la valeur de l’ablation, a pu être sans interruption au-dessus
de la normale dans quelques vallées, et sans interruption au-dessous de
(*) L. Gruner. Sur les cailles qui ont amené le retrait des glaciers dans les Alpes.
Comptes-rendus Acad. sc. de Paris, LXXII, 632,1871.
P) As Favre. Description géologique du canton de Genève, 1 ,105, Genève 1880.
(3) Sauf peut-être dans quelques mois pendant les dernières années, où. le glacier
arrivant à la fin de sa phase de décrue est dans cet état d’équilibre que nous
désignons par le mot de stationnaire.
(4) D’après les observations de Genève.
(5) La température des trois mois d’été a été plus élevée que la normale dans
les années 1876, 1877,1879,1881,1885,1886, 1887 (observations de Genève).