se pose à nous. Nous avons affaire à des faits anciens, remontant à
des époques géologiques antérieures, sur lesquelles nous ne Savons
pas grand’chose. Ce que nous a appris l’étude du sol sur l’histoire de
notre région est considérable à certains points de vue, est bien faible
à d’autres. La somme des dates, données et faits, réunis p ar la science
géologique, paléontologique et géographique suisse et cosmopolite
dans le s cent dernières années, est importante et réjouissante. Chacun
de ces faits est un coup d’oeil jeté dans un monde jusqu’alors inconnu,
c’est une révélation d’un passé qui n’avait pas laissé d’histoire ; c’est
une d e s . glorieuses conquêtes de l’intelligence investigatrice de
l’homme. Mais au milieu de ces points lumineux, que de points obscurs,
que de lacunes, que d’inconnues et de points d’interrogation !
Pour un fait positif que nous possédons, c’est par centaines, c’est par
milliers que se dressent les faits ignorés qui l’entourent et qui l’auraient
expliqué. Nous sommes en présence d’un firmament étincelant
d’étoiles; mais que d’espaces obscurs séparent encore ces points lumineux
! Les données géologiques à notre disposition pour résoudre
définitivement la question de l’origine du Léman sont absolument
insuffisantes.
En second heu, une question d’origine comme celle-ci est une question
théorique, ce n’est pas une question de fait. 11 s ’agit de résumer
les quelques données que nous ont léguées les géologues nos devanciers
et de les agencer pour le mieux, de telle sorte qu’il n’y ait pas
contradiction avec les lois générales de la science. Mais un fait nouveau
que constatera l’observation de-demain peut démolir tout notre
échafaudage. Les théories de nos prédécesseurs ont toutes été renversées,
en totalité ou partiellement ; ce sera peut-être aussi le sort de
la nôtre. C’est surtout par des arguments négatifs que s’établissent et
que se jugent les théories ; telle impossibilité qui avait échappé à l’auteur
apparaît aux yeux de son critique. Bâtir une théorie sur des faits
négatifs, n ’est-ce pas terriblement chanceux ? Aussi réclamons-nous
l’indulgence de nos lecteurs d’aujourd’hui, l’indulgence et la pitié de
nos lecteurs du futur. Après avoir .beaucoup réfléchi sur le problème
qui, depuis trente ans, se dresse sans cesse devant moi, après avoir
beaucoup hésité, après avoir pour un temps et successivement épousé
sans scrupule l’opinion de mes divers prédécesseurs, après les avoir
écartées, ces hypothèses, sous l’impression d’un argument qui m’a
semblé décisif, après avoir vingt fois changé de théorie, je donne la ré ponse
qui me paraît la plus plausible en 1891. Mais sur ce chapitre,
comme sur tout autre, je me déclare disposé à m’instruire par l’expérience
; je suis prêt à me corriger devant l’étude de nouveaux faits ou
de nouveaux raisonnements, prêt à accepter toute théorie qu’on me
prouvera meilleure que celle que je défends. Il m’est souvent arrivé
déjà dans ma carrière de naturaliste de modifier du tout au tout des
opinions qui m’avaient d ’abord paru fermement établies ; j ’ai plusieurs
fois eu le plaisir, que dis-je ? l’immense joie de me corriger moi-même
et de changer de théorie sous les leçons de l’observation ou de l’expérience.
Si je puis espérer me rapprocher un peu plus près de la vérité
en réformant, ou spontanément ou sous les conseils d’autrui, ce qu’il
y a d’erroné dans mes idées, je suis aussi prêt à le faire aujourd’hui
que je l’étais h ie r; j ’espère être demain aussi disposé à apprendre
que je sens l’être aujourd’hui. — Il serait un piètre naturaliste celui
qui ne se laisserait pas instruire par les leçons de la nature ; le vrai
naturaliste doit toujours être heureux d’abandonner la théorie qui lui
paraissait la mieux assise si elle se heurte à quelque fait bien constaté;
il doit toujours être heureux s’il peut, d’une manière quelconque, se
rapprocher de la vérité.
En troisième lieu, je constaterai que pour un problème dont les
données sont aussi indécises que celui de l’origine du Léman, il est
prudent de s ’en tenir à des traits généraux et de ne pas vouloir essayer
d ’élucider chaque détail. Peut-être que dans les générations suivantes,
quand nos successeurs auront accumulé cent et mille fois plus de faits
spéciaux et généraux que nous n ’en, possédons actuellement, pourront
ils tenter de faire une histoire complète de la genèse de notre lac,
sur des bases, hélas! peut-être bien différentes de celles qui nous
semblent possibles ou probables à la fin du XIXe siècle. Ecrire aujourd’hui
cette histoire détaillée me semble une parfaite impossibilité.
Il va sans dire que, dans les pages suivantes,, je n’ai pas la prétention
de refaire toute l’histoire géologique de notre pays ; mon incompétence
m’impose la plus prudente discrétion et je m’efforcerai de ne
toucher qu’aux points qui me seront nécessaires pour la théorie de la
genèse du lac. Si, par inadvertance, il m’échappe quelque solécisme
géologique, que mes amis m’excusent et me corrigent ! je serai toujours
disposé à m’instruire à leur expérience.
Enfin, je me donnerai comme règle dans cette recherche de l’origine
du Léman de ne p.as avoir devant les yeux uniquement les conditions