Une dernière école, enfin, celle des érosionnistes, attribue l’origine
des lacs subalpins à deux actions successives : la première, creusement
d’une vallée par érosion de l’eau courante ; la seconde, mise en
stagnation de l’eau dans cette vallée par un mouvement de bascule de
la région, ou bien par le soulèvement du cours inférieur, ou bien par
l’affaissement du cours supérieur. Si le lac Léman a une telle -genèse,
il appartient à notre classe des lacs mixtes. J’ai à citer trois auteurs
qui ont énoncé ces idées. .
Avant tous, le maître de la géologie moderne, Charles Lyell, a émis
en quelques lignes une théorie des lacs subalpins en général; je reproduis
in extenso ce paragraphe remarquable, qui a trop souvent été
oublié dans, les discussions modernes, par moi-même le tout premier.
Après avoir critiqué et réfuté brièvement les théories des excavation-
nistes glaciaires, sir Charles continue ainsi : ( ’)
« De quelle manière se sont créés les bassins des grands lacs, si ce
n ’est pas la glace qui les a creusés? Ma réponse est qu’ils doivent
tous leur origine à des mouvements de soulèvement et d’affaissement
inégaux... Pendant la durée incalculable des âges post-miocènes qui
précédèrent l’époque glaciaire, les principaux bassins hydrographiques
des Alpes eurent amplement le temps de subir l’érosion lente des
eaux, et les emplacements de tous les grands lacs coïncident, suivant
la remarque très juste de Ramsay,. avec les grandes lignes d’écoulement
des eaux. Les cavités qui contiennent les lacs ne sont pas orientées
suivant les dépressions synclinales, suivant les, affleurements et
les plis des couches, mais, comme le remarque le môme géologue,
les coupent souvent à angle droit ; elles ne sont pas non plus la conséquence
de fentes et de fissures béantes, quoique ces accidents;
ainsi que d’autres qui se rattachent au mouvement de dislocation. des
Alpes, aient pu quelquefois déterminer la direction primitive des vallées...
Supposons, avec Charpentier, que les Alpes se soient élevées
de mille mètres et plus à l’époque où le froid intense de l’époque glaciaire
se faisait sentir ; ce soulèvement graduel aura été une ère d’érosion
aqueuse, qui aura creusé, élargi et prolongé les vallées. Il est fort
peu probable que l’élévation du sol ait dû partout être d’amplitude
identique ; mais si elle n’eût jamais été plus forte sur les bords de la
chaîne que dans les régions ' centrales, elle n’aurait pas donné nais-
(') Ancienneté de l’homme, trad. M. Chaper, p. 332, Paris 1864.
sance à des lacs. Cependant, si la période de soulèvement a été suivie
par une autre d’affaissement graduel, le mouvement n’étant pas partout
uniforme, il se sera formé des bassins des lacs partout où la vitesse
de dénivellation de la région la plus élevée l’aura emporté, »
Lyell se perd ensuite dans une intervention des glaciers qu’il juge
nécessaire pour empêcher les lacs d’être comblés pendant leur approfondissement
par les alluvions torrentielles. Sauf cette dernière partie
que je juge parfaitement inutile, je n’hésite pas à souscrire entièrement
à la théorie du grand géologue anglais.
Rütirnever, ( ’j dans son étude magistrale, si riche en faits et si suggestive
sur l’origine des vallées et des lacs, est le grand promoteur en
Suisse de l’idée de l’érosion aqueuse. C’est à cet agent qu’il attribue le
creusement de toutes les vallées des Alpes, et il considère les lacs actuels
(Randseenl comme les restes à peu près intacts de la vallée,
autrefois approfondie jusqu’au plafond de ces bassins. La partie supérieure
aurait été comblée par les alluvions torrentielles ; la partie inférieure
aurait été barrée par un soulèvement local qui aurait déterminé
la position de l’origine de l’émissaire. Pour ce qui regarde plus spécialement
le Léman, sa partie orientale, d’après Rütimeyer, le Haut-lac
se continuait autrefois p ar la vallée de la Venoge et le canal d’Entrero-
ches, au travers du Mortmont, dans la plaine de l’Orbe et le lac de
Neuchâtel. Ce bassin faisait ainsi une vallée d’écoulement, ou un seul
lac, analogue aux autres lacs du pied des Alpes, qui traversent la région
mollassique ; .comme ces autres lacs, il suivait la ligne de plus grande
pente pour arriver à la grande gouttière collectrice du pied du Jura,
qui emmenait dans l’Aar et vers le nord-est les eaux de tout le versant
septentrional des Alpes suisses. Quant à la partie occidentale du Léman
qui se dirige du côté de Genève, elle aurait, suivant Rütimeyer,
une origine secondaire, et se serait creusée lorsque la cluse du Vua-
ché aurait été coupée à travers le Jura. Quant au rétrécissement du
lac au détroit d’Yvoire, il est précisément, sur la ligne de dislocation
qui part des Voirons, passe par les coteaux de Boisy e t de Bougy, le
cirque de Vaulion, le lac de Joux et Pontarlier.
A. Heim, dans sa grande monographie du groupe du Tôdi, (2) n’a pas
eu à s’occuper spécialement du lac Léman ; mais les pages qu’il conf1)
Thaï und Seebildung, p. 74.
(*) Mechanismus der Gebirgsbildung, I, 316, Basel 1878.