Où était alors l’extrémité inférieure du Léman? — Qu’est-ce qui
déterminait le point où le lac s’arrêtait et où il se transformait en un
émissaire fluvial ? A première vue il semble que ce devait être au point
où se limitait l’affaissement de la région alpine, sur la ligne où, par cet
affaissement, se formait la contrepente qui changeait la vallée fluviatile
originelle en un bassin lacustre. Il est probable qu’il en a été ainsi à
l’origine ; mais cela n’a été qu’un état transitoire, et un seuil plus stable
a dû s’établir, si nous ne nous trompons, dans de tout autres conditions.
Si je considère en effet la géographie des lacs de notre région, j ’y
retrouve partout, presque sans exception, un fait très caractéristique :
à quelques centaines de mètres, à quelques kilomètres à peine au-dessous
de l’origine de l’émissaire, nous voyons une rivière torrentielle se
déverser dans la vallée principale. La vieille Linth à 2km du lac de
Wallenstadt, la Sihl à 1.5km du lac de Zurich, l’Emme à 2km du lac des
Quatre-Cantons, la vieille Lütschine à 2km du lac de Brienz, la Vieille
Kander à 4km du lac de Thoune, le Fier à 4km du lac d’Annecy, l’Arve
à 2km du lac Léman. Ailleurs, là où le lac est dans une vallée latérale,
c’est le fleuve principal qui vient recevoir l’émissaire après un court
trajet. C’est ainsi que le Rhône court à 2.6km du lac du Bourget, l’Aar
à 7km du lac de Bienne, la Toce à 7km du lac d’Orta, l’Emme à 8.5km du
lac de Zoug, et il semble qu’on puisse dire de môme, mais à une plus
grande distance, le Pô au-dessous de la sortie des grands lacs de
l’Italie septentrionale. Les seules exceptions que j’aie à citer dans nos
grands lacs sont d’une part les lacs de Neuchâtel et de Morat, mais ils
forment un seul bassin lacustre avec le lac de Bierine, et d’autre part
le lac de Constance, dont le déversoir actuel est latéral et n’est point
sur l’axe de la vallée. Un fait aussi général et aussi constant doit avoir
une cause commune. Cette réflexion m’amène à étudier l’effet des barrages
d’alluvion.
Nous n’insisterons pas longtemps sur la formation des lacs dans les
vallées latérales par le fait de la surélévation alluviale de la vallée principale
; une telle action n’a rien à faire avec la genèse du Léman. C’est
du reste très simple. Une cause quelconque force le fleuve à exhausser
son lit : que ce soit un soulèvement local ou laJ formation d’un barrage
d’alluvion sur son cours aval, que ce soit l’allongement de son
cours inférieur par retraite de la mer ou soulèvement général du continent,
que ce soit simplement l’allongement de son Cours par l’avancement
de son delta à l’embouchure dans la mer ou dans un lac, le
fleuve cesse d’éroder et de creuser son lit ; il dépose de l’alluvion sur
le plafond de sa vallée ; cette vallée se comble et se surexhausse
(exemple le relèvement progressif du lit du Pô). Les affluents latéraux
ne participent pas nécessairement à ce surexhaussement ; leurs eaux
ne s’écoulent plus librement dans le fleuve principal : elles deviennent
stagnantes et il se forme un lac à la partie inférieure de chaque vallée
affluente. Un exemple d’une telle formation nous est donné, semble-t-il,
par le lac du Bourget en Savoie. A en juger par la largeur et le peu de
pente de la plaine dans laquelle le Rhône circule de Seyssel à Culoz
et à Yenne, il paraît permis d’admettre que le Rhône s’était autrefois
creusé un ht à quelques centaines de mètres plus bas et que la vallée
de Ghambéry à Culoz était une vallée latérale dont les eaux couraient
librement jusqu’à la vallée principale. P ar une cause quelconque le
cours du Rhône s’est ralenti, les alluvions se sont déposées et ont
comblé la vallée ; son lit s’est surexhaussé, formant barrage à l’entrée
de la vallée du Bourget, dont les eaux se sont arrêtées et ont rempli la
cuvette de 145m de profondeur du lac. L’ancienne rivière s’est transformée
dans Je canal de Savières, émissaire du lac. Quant aux alluvions
du Rhône, elles ont été poussées à chaque crue d’inondation
dans la direction du lac du Bourget, elles y ont formé un delta accidentel
en se déversant dans le lac, et c’est ainsi que s ’est constituée la
petite plaine de 3km de long des marais de Chautagne, entre le Rhône
de Culoz et le lac du Bourget. Je n’insiste pas. Si cette interprétation
est exacte, c’est trop simple.
La formation d’un barrage par l’alluvion d’un torrent latéral sur le
cours du fleuve principal peut se comprendre comme suit : Considérons
un fleuve circulant majestueusement dans sa vallée avec une
pente faible, la pente normale d’un fleuve de plaine. Avec une telle
pente et le volume de ses hautes eaux, sa faculté de transport est telle
que du sable d’une grosseur donnée est charrié sur son lit ; il y a une
relation stable entre la pente du fleuve, le débit de ses hautes eaux et
la masse des grains de sable qui circulent sur son lit. Un torrent survient
qui se fraie un passage jusqu’à ce fleuve et y déverse ses graviers.
Ce torrent charrie dans ses crues une quantité d’eau considérable,
sa pente est fort inclinée, la vitesse de ses eaux est grande, et
celles-ci transportent de gros matériaux. Ceux-ci sont jetés dans le lit
du fleuve et l’obstruent. Mais le fleuve, lui, est incapable de charrier
des cailloux aussi pesants ; ces galets dépassent sa faculté de trans