Je conclus : le ravin sous-lacustre des fleuves glaciaires est dû à la
prolongation du courant fluviatile dans le domaine du lac; ce courant
lui-même est dû à la plus grande densité des eaux froides et chargées
d’alluvion du fleuve qui tombent au-dessous des eaux plus légères du
lac. Des deux côtés du torrent, les remous occasionnent le dépôt de
l’alluvion et la formation des digues latérales.
Dans ces termes, je crois résolu le problème qui nous était posé.
La Bataillière.
J’ai indiqué, dans le paragraphe précédent, le phénomène de la
b a t a i l l i è r e . à l’embouchure du Rhône dans le Léman; j ’ai dit comment
les eaux du fleuve d’été, entraînées p ar l’impétuosité du courant,
s’avancent dans le domaine du lac à quelques cents mètres de distance,
puis, sous l’influence de la pesanteur, par le fait de leur densité
plus lourde, plongent tout à coup sous les eaux bleues du lac. Cette
cascade sous-lacustre est d’un grand effet; elle mérite d’être étudiée et
admirée.
La barre formée à la rencontre des eaux courantes du fleuve et des
vagues du lac lorsqu’il est agité, les tourbillons descendants des eaux
formant cascade, sont tellement mouvementés que le nom de bataillière
(bataille des eaux) semble fort bien justifié. Les petits bateaux
doivent user de prudence dans ces flots violemment tourmentés. Au
point de vue pittoresque, le spectacle est fort beau. Les eaux grises,
opaques du fleuve disparaissent en gros nuages sous les eaux limpides
et azurées du lac. L’oeil les suit encore quelque temps jusqu’à ce que
l’opalescence des eaux lacustres les fasse disparaître au regard. A la
surface, la limite entre les deux eaux est parfaitement tranchée; un
des côtés du bateau qui navigue sur ces tourbillons est dans l’eau
glaciaire, l’autre côté est dans l’eau transparente.
La chute de l’eau fluviale dans le lac est verticale; cela est prouvé
par le tourbillon dès eaux à la surface; une gigantesque giration, un
véritable Maëlstrom fait tournoyer les eaux déprimées sur leur nappe
supérieure : il y a aspiration évidente, et cela ne- saurait s’expliquer
que par. une chute verticale de l’eau. Gela est prouvé encore par l’observation
suivante. Le 23 février 1891 la bataillière était fort belle, dans
un lac au calme plat. Les eaux du lac, autour de la bouche du Rhône,
étaient à 4.1° à la surface, à 4.0° par 20m de profondeur; le Rhône qui
s’y déversait était à 3.2°. Par le fait de ces températures relatives, les
eaux du fleuve auraient été plus légères que celles du lac; mais la
fonte des neiges et des glaces avait commencé, et le Rhône charriait
une eau grise, très chargée d’alluvion ; sa densité était en conséquence
considérablement alourdie, et la cascade sous-lacustre était superbe.
Un énorme tourbillon entraînait devant la bouche du fleuve les glaçons
qui s’entrechoquaient et désignaient ainsi le lieu de la bataillière.
A 20m en dehors du ’bord de" ce tourbillon, les eaux du lac étaient
d’une transparence splendide; la plaque blanche que j ’ai descendue
'dans cette eau a pu être suivie par l’oeil jusqu’à 17m de profondeur,
et, comme nous le verrons plus tard, cette limite de visibilité est bien
près du maximum possible dans le lac. Il n’y avait donc aucunement
mélange des eaux du fleuve avec celles du lac, et le fleuve s’engouffrait
en entier, verticalement, dans la profondeur.
L’entrée du Rhône dans le Léman a souvent été mal interprétée.
Les anciens auteurs ont transmis da notion que le fleuve traversait le
lac sans y mélanger ses eaux. Voici les - citations principales dont je
dois la traduction littérale à M. le Dr W.' Cart, professeur à Lausanne.
S t r a b o n , géographe grec (de l’a n 50 avant J.-Ch. à 30 après J.-Ch.) (J)
« Le Rhône descend des Alpes, fort et violent; traversant le lac
» Léman, il montre son courant visible sur plusieurs stades ». (-)
« Le lac Léman, que traverse le Rhône »
« Nous avons déjà de la peiné à croire cela du Rhône, qui conserve
» son courant en traversant le lac Léman, gardant son cours visible ;
» là, au moins, il n’y a qu’une petite distance, et des eaux tranquilles;
» mais dans notre cas (fontaine d’Aréthuse), ce qu’on raconte ne
» mérite-aucune croyance. »
P om p o n iu s Mêla, géographe latin, écrivait vers l’an 43 après
Jésus-Christ : (3)
« Le Rhône prend sa source non loin de celles du Danube et du
» Rhin. Puis, reçu dans le lac Léman, il conserve son élan et, traver-
» sant le lac par le milieu, en restant entier, il ressort aussi fort qu’il
» est entré. »
C) Géographie, 186, 204, 271.
(2) Le stade était de 600 pieds, 200m environ.
■ P) De situ orbis, XI, 5, 35.