avons vu que, à partir de l’embouchure du fleuve, sur la ligne de
plus grande pente du talus du delta sous-lacustre, on constate une
rigole de quelques centaines de mètres de largeur, atteignant jusqu’à
50m de profondeur sous ses berges, se prolongeant jusqu’à 9.5klt| en
avant dans le lac, et visible encore jusqu’à 255m sous la nappe des
eaux. A présent que nous connaissons les eaux du Rhône, nous pouvons
essayer de faire la théorie de ce curieux phénomène géographique.
Quelle est la cause, l’origine des ravins sous-lacustres du Rhône et
du Rhin? Est-ce un fait d’érosion, creusement de la rigole? est-ce un
fait d’alluvion, dépôt de matériaux sur les digues latérales ? est-ce un
fait d’orographie primitive apparaissant encore actuellement sous l’al-
luvion envahissante des fleuves ? J’étudierai ces trois solutions.
Ecartons tout d’abord la dernière de ces hypothèses, en la formulant
dans des termes plus précis. On pourrait supposer, dans certaines
théories orogéniques que lors, de la formation primitive du lac
Léman et du lac de Constance, une Assure profonde des couches terrestres
aurait Creusé un thalweg au fond de la vallée qui a été remplie
par les eaux ; que l’alluvion déposée par le fleuve, en adoucissant les
reliefs du fond primitif, ne serait pas encore arrivée à les niveler
entièrement; que les ravins retrouvés par Hôrnlimann seraient les
restes encore subsistants de la fissure primordiale. Cette hypothèse
me semble insoutenable. (*) Sans parler de notre opinion sur l’origine
du Léman, qui exclut la supposition d’une Assure primordiale de
l’écorce terrestre, les arguments qui la réfutent sont les suivants :
a L’alluvion est trop puissante dans ces régions, à l’embouchure de
de 1 à 2km de largeur, et de 20km de longueur. Citons encore les curieuses vallées
submergées que M. A. Issel a constatées devant l’embouchure des rivières de la
Ligurie, sur les cartes hydrographiques levées par le capitaine Magnaghi, du
Washington. Ces ravins sous-marins sont visibles jusqu’à une profondeur de 900”.
M. Issel les attribue à une ancienne émersion à l’air libre du terrain qui est
aujourd’hui submergé sous la mer.
Je ne donne pas ici la description de ces fosses sous-marines qui n’ont rien à
faire avec ma monographie; je ne veux pas non plus, ignorant trop les conditions
physiques qui pourraient les expliquer, en discuter la théorie, qui est probablement
fort différente de celle des ravins sous-lacustres qui nous occupent.
j1) Elle vient cependant d’être reprise, et non sans éclat, par le professeur L. Du-
parc (Soc. de phys. de Genève, 4 févr. 1892; Archiv. XXVII, 350); mais les arguments
de mon collegue et ami ne m’ont pas convaincu ; les théories orogéniques
qui nous font comprendre à l’un et à l’autre l’établissement du bassin du Léman
sont trop divergentes pour que nous puissions nous entendre sur ce point.
puissants fleuves alpins, qui charrient une masse énorme de limon
glaciaire, pour ne pas avoir dès longtemps effacé tous les détails du
relief primitif du lac. Je n’en veux pour preuve que la régularité admirable
de cet immense talus à pente de 2 % q u i, des bouches du
Rhône, s ’étend jusqu’à la grande plaine de profondeur maximale du
Léman. Les seuls accidents de ce cône d’alluvion submergé sont les
ravins qui nous occupent ; si le relief primitif de la cuvette apparaissait
encore sous le revêtement de l’alluvion moderne, nous y verrions
bien d’autres irrégularités.
b La section de plus grand développement des ravins sous-lacus-
tres du Rhône et du Rhip est située tout près de l’embouchure des
fleuves; c ’est là que se trouve le maximum de creusement de la
rigole, le maximum d’exhaussement de ses digues; or c’est précisément
là que lés phénomènes d’alluvion sont le plus actifs. Puis, à
mesure que l’on s’éloigne des bouches du fleuve, là où l’action des
courants et de l’alluvion doit aller en s’affaiblissant, on voit le ravin
diminuer de relief. L’hypothèse d’une fissure primitive conservée sous
le revêtement de l’alluvion moderne, demanderait au contraire le comblement
complet du ravin là où l’alluvion est la plus active, et son
apparition toujours^ plus évidente là où les phénomènes de transport
vont en décroissant.
c La similitude complète des faits dans les deux exemples connus
de ravins sous-lacustres, celui du Rhône et celui du Rhin, exclut la
possibilité d’accidents locaux d’orographie primitive qui seraient presque
nécessairement différents d’un cas à l’autre. Cette similitude indique
une action générale analogue, identique, encore agissante actuellement.
d Enfin les rapports incontestables entre la position des ravins et
les embouchures actuelles ou anciennes ( ‘) des fleuves montrent que
(’) Je rappelle ici. que, à côté des grands ravins sous-lacustres des bouches
actuelles du Rhône et du Rhin, la carte dessine des restes bien reconnaissables de
ravins, à demi-effacés, devant le Vieux-Rhône au lac Léman, et devant Altenrhein
au lac de Constance.
Une des plus gravés objections de la théorie que je défends se tire de l’absence
d’un ravin sous-lacustre à l’embouchure de la Reuss dans le lac des Quatre-Can-
tons; comme je l’ai dit, M. Hôrnlimann l’y a cherché avec attention et ne l’a pas
trouvé. Cette difficulté serait levée si l’on constatait dans le transport de la Reuss,
comme nous l’avons reconnu dans celui de la Drance (qui n’a pas non plus de
ravin sous-lacustre) une prédominance de l’alluvion fluviatile grossière sur l’al-
luvion fluviatile impalpable (page 108 sq.) ; une forte charge de gros graviers dé