C’est dans ce dernier détail que je trouve l’argument le plus puissant
contre la théorie de l’excavation des lacs par les glaciers. Le glacier
érode les roches sous-jacentes tant qu’il est dans une vallee en
pente, tant que la moraine profonde est lavée par l’eau courante des
nombreux ruisselets qui vont se réunir dans le. torrent glaciaire, tant
que les parties meubles, formées par l’usure des cailloux de la moraine
glaciaire et de la roche en place, sont enlevées par les crues estivales
du torrent gonflé par la liquéfaction de la glace. Mais sitôt que ce débarras
des sables et p o u s s i è r e s serait interrompu, dès que la moraine
profonde viendrait à s’encrasser par l’argile, produit ultime de la trituration
des matériaux pierreux, le glacier glisserait sur cette masse
onctueuse, et n’attaquerait plus la roche sous-jacente.
De même que, dans notre machinerie moderne, pour faire utilement
fonctionner une scie, une lime ou une meule, nous sommes obligés de
nous débarrasser, par un courant d’air, ou un courant d’eau, ou par des
mouvements alternatifs de l’instrument, des poussières ou sciures qui,
sans cet artifice, ne tarderaient pas à s’accumuler et à protéger la surface
à attaquer ; de môme le glacier ne peut scier, ou limer, ou user le
sol rocheux de la vallée que si les poussières et sables de trituration
sont enlevés au fur et à mesure par le courant des eaux sous-glaciaires.
Autre comparaison, plus adéquate, et par conséquent meilleure. De
môme, quand nous voulons polir une. table, la poudre d’emen, que
nous promenons en la pressant avec le brunissoir, doit n’avoir qu’une
épaisseur modérée. Sitôt qu’elle est en trop grande épaisseur, le frottement
du corps mobile met bien en mouvement les couches supérieures
de la poussière,' mais les grains roulent les uns sur les autres
sans entamer les couches inférieures ; la plaque qu’on voudrait polir
serait entièrement protégée contre l’action du corps mobüe qui s’agite,
inutile, à quelque distance au-dessus d’elle. De même au fond d’une
cuvette où les eaux sous-glaciaires deviendraient stagnantes, la moraine
profonde augmenterait assez d’épaisseur pour supprimer toute^
action d’érosion sur les roches sous-jacentes; de plus, les poussières de
trituration n’étant pas délavées par l’eau courante, ne tarderaient pas
à former des terres glaises, des argiles qui protégeraient encore mieux
le sol contre les frottements du glacier.
A cela les partisans de l’excavation des lacs par érosion glaciaire
répondent : la moraine profonde fait corps avec le glacier; elle forme
une masse congelée, adhérente, avec lui ; elle chemine, elle se transporte
avec lui, par conséquent elle peut éroder. Je ne puis admettre
cette riposte. En effet, l’observation des faits actuels nous .montre,
chaque fois que nous pénétrons sous un glacier, que la masse de
glace est parfaitement distincte et séparée de la moraine profonde : la
première repose sur la seconde, elle la presse, elle la déforme par
place, elle la bouleverse dans ses déplacements, mais elle ne la pénètre
pas ; la limite entre la glace, parfois assez sale, souvent remplie de
débris de la moraine interne, et la masse caillouteuse et sableuse de
la moraine profonde est parfaitement tranchée ; l’une est de la glace
contenant quelques pierres enchâssées dans sa masse, 1 autre est du
sable ou du cailloutis imbibés d’eau. La glace glisse sur le sable et ne
fait qu’en bousculer la couche superficielle.
Mais, dira-t-on, il. en est ainsi dans la région inférieure du glacier,
et pendant la saison chaude où se font les excursions d’été. Il n’en est
plus de même dans les régions élevées, du glacier, où le sol n’est jamais
dégelé ; il n’en est plus de même en hiver quand tout est gelé
soüs le glacier. La moraine profonde doit dans ces cas être une masse
congelée ; pourquoi ne pas admettre qu’elle se soude avec le glacier
et fait corps avec lu i9g - Je ne me rends pas à ces objections.
Et d’abord à la première. La moraine profonde des régions élevées
du névé et du glacier supérieur, là où le sol est constamment au-dessous
de zéro, peut-elle être soudée au glacier? Je l’ignore; je ne me
rappelle pas l’avoir jamais vue par moi-même, et je ne me rends pas
bien compte de son état. Je la crois peu abondante et peu épaisse, car
dans ces hautes régions, l’apport des matériaux qui la nourrissent,
■ soit des moraines superficielles, soit des moraines latérales, doit être
très faible ou nul; il n’y a point de torrents affluents qui y amènent
des galets. Je me représente la glace presque pure en contact avec la
roche encaissante, l’usant très peu et très mal ; car la glace à elle
seule n’a pas de pouvoir d’érosion ; il y manque la poudre dure qui
transformerait la glace en une lime,?
Du reste, pour la question qui doit nous occuper, l’excavation des
lacs du pied des Alpes, il est évident que cette objection n’a que faire.
La position du Léman, même au moment où le glacier du Rhône débordait
par les passes du Jura jusque dans les plaines de France, était
dans la région inférieure du glacier ; les névés ne s’étendaient pas jusqu’à
la plaine suisse ; la moraine profonde, dans la cluse de St-Maurice,