s ’étend une mer de brouillards qui persiste parfois pendant des semaines
consécutives.
Un astronome logé dans la lune, qui assisterait chaque année à ce
phénomène, l’attribuerait à des sources chaudes; mais, reconnaissant
que l’apparition n’a lieu qu’en hiver, il arriverait à la notion que ces
sources chaudes sont de température inférieure à la température atmosphérique
estivale. Nous qui sommes sur les lieux, nous complétons
cette hypothèse et nous attribuons les brouillards d’hiver de la
plaine suisse aux grands lacs, dont la température est relativement
élevée, comme nous le verrons, et qui émettent d’abondantes vapeurs
dans un air relativement froid. L’atmosphère de la plaine suisse est
saturée ou à peu près, dans ses couches inférieures. Dans la région
alpine, au contraire, les eaux étant gelées en hiver, il n’y a pas émission
extraordinaire de vapeurs et le ciel est ordinairement serein.
Les stations qui dépendent, sous ce rapport, du régime alpin, comme
la vallée du Rhône, Montreux, Yevey, jouissent d’après cela en hiver
du brillant soleil que leur envient ceux qui, à Morges, voient de
dessous le dôme des nuages briller à l’horizon la ligne éclatante de
la lumière et du soleil, ou ceux qui, à Genève, sont pendant des
jours et des semaines baignés par l’atmosphère froide et humide des
brouillards. Mais cela ne nous donne pas encore la raison de la différence
de régime entre Morges et Genève. Morges n’est pas dans la
région alpine ; elle est, comme Genève, au milieu de la plaine suisse,
dans cette région ou l’évaporation des lacs augmente l’humidité dé
l’atmosphère, et par suite détermine la formation des brouillards et
des nuages.
C’est à la différence de température qui existe en hiver entre les
eaux superficielles du Grand-lac et du Petit-lac que j ’attribue la différence
de régime au point de vue des brouillards. Comme nous le verrons
plus loin, en hiver la surface du Grand-lac reste à 5 ou 6°, la
surface du Petit-lac descend à 2° ou 3°. Cette différence de température
intervient dans la répartition des brouillards.
Lorsque le temps est absolument calme, qu’aucun vent général ne
renouvelle l’air de notre vallée, et même qu’aucune brise locale ne
mélange les différentes couches, la couche horizontale de nuages, qui
en été plane ordinairement à quelques centaines ou à quelques milliers
de mètres de hauteur, s ’abaisse en automne et surtout en hiver, et descend
même au niveau du sol. La couche inférieure de l’atmosphère est
sur toute la plaine au même degré d’humidité et, puisqu’il y a formation
du brouillard, elle est saturée. Mais supposons que sur un district
de cette plaine le sol soit accidentellement suréchauffé à une température
sensiblement plus élevée que le reste du pays. Au contact de
ce sol chaud, l’air se réchauffe, et la môme quantité de vapeur, qui
par une température plus basse le saturait, ne suffit plus à former le
brouillard; entre ce sol suréchauffé et la couche de brouillard il y aura
une couche d’air transparent.
J’ai observé un exemple démonstratif de ce phénomène à Lausanne,
le 4 juin 1880, à 9h du matin. La ville de Lausanne toute entière était
plongée dans un brouillard dense e t immobile^qui s’élevait au-dessus
de nous, à une hauteur inconnue mais probablement considérable. Dans
les faubourgs extérieurs, au-dessus et au-dessous de la ville, le brouillard
arrivait au niveau du sol, tout au moins arbres et maisons isolées
étaient voilés par le nuage. Mais au-dessus de la ville elle-même, le
brouillard se relevait à quelque dix mètres au-dessus des toits ; il semblait
soulevé (fig. 32) ; il était simplement dissous par la chaleur développée
par une ville de trente mille habitants.^)
Il en est de même sur le lac en hiver. La température de la surface
de l’eau est notablement plus basse dans le Petit-lac que dans le
Grand-lac : il y a souvent deux, trois ou quatre degrés de différence. Il
en résulte que la coüche d’air inférieure, saturée d’humidité à la température
basse qu’elle a sur le Petit-lac, n’est plus saturée au-dessus
(i) C’est une confirmation directe des idées de Hann sur l’action réchauffante
d’une grande agglomération citadine (voyez p. 278, note 1).