C. P l in iu s S e c u n d u s . Pline l’Ancien, ou le Naturaliste, né l’an 23
de l’ère chrétienne, mort l’an 79 lors de l’éruption du Vésuve : (1)
« Quelques eaux douces aussi passent l’une sur l’autre, comme
» dans le lac Fucin la rivière qui y entre, dans le lac de Côme l’Adda,
» dans le lac Majeur le Tessin, dans le lac de Garde le Mincio, dans le
» lac d’Iseo l’Qglio, dans le lac Léman le Rhône; ce dernier au-delà des
» Alpes, les autres en Italie, n’emportent, dans un trajet dp plusieurs
» milles, que leurs eaux, qui reçoivent — pour ainsi dire — l’hospita-
» lité, .et qui ne ressortent pas plus fortes qu’elles ne sont entrées,. »
A m m ien M a rc e llin , historien latin, 320-390 après J.-C. : (-ÿ ■
« Descendant des Alpes Pennines, nourri par des sources abondan-
» 'tes, le Rhône, suivant son élan sur une pente rapide, arrive dans des
» lieux plus plats; il recouvre ses rives de son propre cours-et se jette
» dans un marais (lac) du nom de Léman; le traversant, il ne se mêle
» nulle part aux eaux extérieures, mais glissant des deux côtés le long
» de la surface de l’eau plus tranquille, cherchant une issue, il se fraie
» son chemin grâce à son élan rapide. »
De là, la fable qui a traversé le moyen âge et s’est propagée jusqu’à
nos jours que le Rhône passerait dans le Léman sans mêler ses eaux
à celles du lac. R me paraît que quelque voyageur aura vu la batail-
lière et que sa description, embellie par l’imagination du poète, aura
rappelé l’histoire de la fontaine Aréthuse, comme le dit Strabon. Cette
notion, cette tradition, ayant pénétré dans la littérature, la légende
s’est répandue, et rien ne peut plus l’extirper. N’avons-nous pas entendu,
en 1879, un membre d’un Institut célèbre déclarer publiquement
sa foi dans cette fable : « Il y a trente ans que j ’enseigne cé fait
à l’école Il doit être vrai. »
Le phénomène de la bataillière n’est du reste pas spécial au Rhône.
Comme le disait déjà fort bien Pline, il y a 18 siècles, Il s’observe partout
où les conditions sont analogues ou semblables. Ainsi, à l’entrée
dans un lac, tout fleuve alpin chargé d’eau glaciaire, l’Aar dans l e .
lac de Brienz, le Rhin dans le lac de Constance, etc., y fait une bataillière
aussi belle que celle du Rhône.
Quand nos rivières de la plaine sont gonflées par les eaux dès ora-
(*) Historia naturalis, II, 103,106.
(2) Rerum gestarum, XV, 11,16.
ses, elles peuvent avoir des eaux limoneuses plus lourdes que les
eaux de la surface du lac; à leur embouchure, il se forme aussi alors
une bataillière, comme je l’ai vu parfois à l’embouchure de la Morge
dans le lac.
Enfin les eaux des égouts et ruisseaux présentent ce même phénomène,
en réduction plus petite encore. C’est ainsi qu’un égout de la
ville de Morges me montre souvent ses eaux sales qui s’écoulent lentement
sur la beine, en formant une couche grisâtre, opaque, recouverte
par les eaux cristallines du beau lac d’hiver.
Dans son très intéressant mémoire sur l’eau dans le paysage, Q) le
Dr J. Piccard, professeur à Bâle, étudie entre autres les allures de
l’eau dans les; cascades, et il montre que l’eau s’y précipite en ondes
à renflements transverses. Le phénomène peut s’observer à loisir sur
ces cascades d’eau trouble qui tombent dans les eaux claires du lac.; la
différence de densité étant peu considérable entre les deux eaux, les
mouvements y ont une lenteur telle, que l’oeil peut les suivre et n a
pas besoin de s’adresser à la photographie instantanée. Ce n ’est peut-
être pas très facile à voir dans la bataillière du Rhône; le spectacle y
est trop violent, et les nuages d’eau laiteuse du fleuve disparaissent
relativement trop tôt à la vue. Mais à la sortie d’un égout, comme celui
qui débouche à côté du débarcadère de Morges, la cascade d’èaux
opaques et lourdes descend assez lentement dans le lac, pour qu’il soit
possible de. contempler à plaisir les mouvements de l’eau. On voit l’eau
grise se sectionner en gros bouillons transverses,' en nuages arrondis,
ovalaires, qui s’étagent en escaliers dans leur descente paresseuse à
travers l’eau transparente. Je ne crois pas que le peintre et le physicien
puissent trouver nulle part des conditions meilleures pour.étudier
les éléments du mouvement du liquide dans les.cascades.
La plaine centrale du Léman.
Il nous reste à donner l’explication de l’horizontalité de la plaine
centrale du lac. Comme nous l’avons dit, page 48, la partie centrale du
plafond du Léman est une plaine de grande étendue, de quelque 60km2
de»superficie, d’une horizontalité et d’une égalité parfaites; sauf un
relèvement très peu marqué sur les bords, les accidents que les sonîtf
Arch, de Genève, XXIV, 561.1890.