
anciennes moeurs, mais d’un nouveau régime. Cependant
il étoit difficile de Te perfuader que celui qui
avoit produit tant de gloire , n’alloit plus produire
que des crimes.
Le fénat voyoit la puiffimce des généraux devenir
trop forte, celle des proconfuls & des préteurs
leur procurer desricheffes immenfes ; la clienr
telle ranger des villes, des provinces , des royaumes
, fous la proteéfion de fimples citoyens, &
leur donner l’éclat de la royauté : il ne prévit pas
les diffenfions qui dévoient en réfulter, ou il ne
fit rien pour les prévenir.
Il voyoit les comices devenir tumultueux, la
volonté générale s’égarer & fe perdre entre les
fàfiions des chefs; il voyoit trois à quatre cents
mille citoyens & quelquefois davantage, couvrir
le champ-de-mars & grimper jufques fur le faîte des
maifons pour donner leurs voix à des propofitions
qu’ils n’avoient pas entendues, & opiner d’après
la volonté de leurs chefs, plus que félon la voix
de leur confidence : le fénat permit alors que dans
les comices, les citoyens, au lieu d’approuver ou
de rejeter de vive v o ix , infcriviffent en fecret
leur avis fur] des tablettes.
Il crut confondre les faflieux, & que les opinans
fuivroient leurs propres lumières avec plus de liberté
; ils fuivirent feulement leurs pallions oü leur
intérêt, fans avoir à rougir. Cicéron attribue à
.ce changement la perte de la république ; 8c je .
crois, avec lui, que ce n’eft pas ce changement
qu’il falloit faire.
Plus les citoyens fe multiplioient, plus leur puif-
fance légiflative s’affpibliffoit, & moins la puiffance
exécutive du fénat & des magiftrats en impofoit à une fi grande multitude.
Chacun étant abfolument nul comme légiflateur,
& demeurant expofé à tout comme fujet, s’en
trouva plus enclin à s’attacher ou à fon patron,
ou aux généraux que la viftoire rendoit plus puifi-
fans 8c plus célèbres.
Ailleurs le peuple, qui a toujours la conviffion
intime de fon ignorance, fur-tout dans les grands
états où les affaires fe compliquent, où les évé-
nemens fe paffent à de grandes diftances -, eft enclin
à fe perfuader que l’homme qui fe propofe pour
les conduire, en fait plus que lui. ILfe pafîionne
pour d’andennes familles, dont les rejetons font
quelquefois fans mérite, ou bien ils fe laiffent
éblouir par des promeffes qu’on lui fait avec audace.
On abufoit fi facilement ce peuple , trop nombreux
pour avoir des yeux & des oreilles, que je
trouve dans une lettre d’Atticus à Cicéron, un
projet, formé par des intrigans, pour perfuader
a ce peuple qu’il avoit érige en loi une propofi-
tion qu’on ne lui avoit pu faire.
Dans cette pofition, ce peuple n’approuvoit plus
ou ne rejetait plus une affaire parce qu’il la trou-
voit bonne ou mauvaife, mais parce qu’elle lui
étoit propofée par tel ou tel homme.
Quand le chef d’une telle fadion craignoit de i
ne pas l’emporter dans les com ic s , il faifoit venir
à Rome des milliers d’Italiens, ou même il faifoit
arriver d’au-delà des’mers des gens qui jouiffoient
du droit de citoyen , & qui, tout-à-fait ignorans
des coutumes de Rome, des ufages des comices,
des intérêts de la république, 8c peut-être même
du langage de ceux qui haranguoient, ne connoif-
foient que le chef qui les avoit fait venir, 8c
votoient pour lu i, -quelque crime qu’il propofât.
Un autre mal encore, c’eft que la plus nombre
ufe partie des habitans de Rome, de fon territoire
& de toute l’Italie , n’avoit pas le droit de
citoyen : ils portoient feuls alors tout le fardeau
des impofitions 8c tous les dégoûts que l’orgueil des-
Romains , depuis les confuls ‘ jufqu’aux capi te cenfi,
ne manqiioit pas de leur prodiguer. .11 leur étoit
affez indifferent, & peut-être même fe réjouif-
foient-ils en fecret, que ces ufurpateurs de tous le»
droits de l’humanité, fuffent ainfi divifés, 8c qu’il»
s’égorgeaffent entre eux.
Si tous les citoyens euffent péri jufqu’au dernier,
Rome n’en eût pas moins été une grande ville très-*:
peuplée, à-peu-près comme fi tous les nobles de
Venife ou de Pologne venoient à périr, Venife 8c
Varfovie ne fer oient pas des villes défertes.
Souvent les chefs des fàâions promettoient à
ces hommes, dénués de tous droits, de leqr procurer
tous ceux dont jouiffoient les citoyens romains
, & vraifemblablement ils en tiraient de
l’argent pour prix de leurs.promeffes.
Il eût fallu peut-être alors abolir la clientelle,
afin de rendre les chefs moins^ puiffans, le peuple
moins dépendant des patrons 'fa&ieux ; augmenter
l’autorité du fénat, en diminuant dans les provinces
celle des proconfuls 8c des préteurs, fur-tout celle
des empereurs fur les armées ; abréger le temps
des commandemens, que l’on prolongea au contraire;
épurer enfin les comices, foit en banniffant de leurs
affemblées , les citoyens adoptifs à qui Rome
étoit inconnue, foit en devenant plus févère dans
le choix de ceux que l’on infcrivoit dans les
principales tribus , dans les premières des centuries
, foit enfin en donnant le droit de citoyea
à toutes les villes incorporées à la république ; en
n’admettant dans les comices que les députés de ces
villes, 8c en formant de ces députés une nouvelle
tribu 8c de nouvelles centuries, toutes compofées
d’élite qu’on auroit pu oppofer à la tourbe des
tribus urbaines.
Au lieu de ces changement, qui auraient pu réprimer
l’ambition , raffermir le fénat, 8c régénérer
la puiffance légiflative du peuple, on garda l’ancien
régime qui enflammoit l’ambition , 8c qui, dans la
pofition où l’on fe trouvôit, tendoit à relâcher
toutes les puiffances, hors celles des généraux.
L’étendue des conquêtes, la néceffité de contenir,
en Italie, les alliés, 8c, dans les murs même de
Rome, les habitans qu’on apjidoit étrangers ; celle
de tenir fous le joug la multitude des efclaves qui
s’étoient révoltés plufieurs fois, obligèrent de mui-
R O M
tiplier les troupes. Au lieu de n’enrôler que des
citoyens riches , ou du moins aifés , on enrôla les
prolétaires, & Marins enrôla jufqu’aux capite cenfi.
Ainfi cette autre partie d’un ordre jufle & naturel,
qui avoit confié la défenfe de l’état à ceux qui
avoient des propriétés à conferver, fe trouva ren-
verfee à fon tour. On établit un ordre inverle de
la raifon, qui confioit la défenfe de l’état à des
infortunés qui, n’ayant rien à conferver, avoient
un grand intérêt à tout piller, & on les fit commander
par des ambitieux, dont l’intérêt étoit
d’envahir l’état.
Alors s'élevèrent les Marins, les Sylla, les
Catilina, les Pompée, les Craffus, les Lépidus,
les Céfar. Alors les vainqueurs de l’Orient & de
l’Occident méprifèrent les ordres du fénat ; ils
rentrèrent dans Rome avec leurs armées, ils dé-
poffédèrent les propriétaires de l’Italie, & donnèrent
leurs poffeffions, pour récompenfe, à leurs légions
de capite cenfi. Ils proferivirent la tête des’ fénateurs
q u i, ayant dans leurs clientelles des villes, des
provinces, des états entiers, étoient moins des
citoyens que de véritables rois, affez puiffans pour
. lever des armées contre eux ; & tandis que le nom
de Rome faifoit trembler la Perfe , retenoit les
- Barbares dit nord au-delà du Danube & du Rhin,
contraignoit, dans le midi, les Numides au repos, '
dominoit de la Tamife à l’Euphrate, de l’Euxin à ’
la mer Atlantique, & de l’Elbe aux cataraftes dû .
Nil; Rome, baignée dans le fang,& déchirant fes
-entrailles, écrafee fous le faix de fa grandeur, ne
pouvant plus contenir fes fils, qu’elle avoit accoutumes
aux meurtres & au pillage, fut enfin con-
quife par les conquérans qu’elle avoit formés, &
pafià dans les fers d’un de fes propres enfans.
Rome fous les empereurs.
l e premier qui conquit Rome n’ofa pas la garder.
Sylla, après être entré le premier dans Rome avec
fonarmee, après avoir le premier donné l’exemple
des proferiptions, & forcé le fénat à le nommer
diélateur perpétuel, abdiqua cette autorité terrible,
vécut en particulier & mourut tranquille.
lo in de changer la diflature en royauté, Sylla
ne fongea qu’à réformer la république ; toutes fes
infiitutions tendoient à ce but» Il ne vit pas affez
qu’il falloit un nouveau régime pour une fituation
nouvelle.
l e fécond qui ofa s’emparer de cette capitale
du monde, Céfar vit bien qu’il falloit changer
de fyffême. Il voulut êote roi ; il fut affaffmé au
milieu du fénat comme Romulus, & envoyé au
ciel comme lui. J
Le troifième , cet O&ave Cepias, qui fut d’abord
fi cruel, & qui mérita, dans la fuite , les furnoms
d ^u g u fie Sc de Peredt la patrie, délibéra long-temps
s il garderait fii puiffance, 8c, par fa modération,
1 «contuma le peuple à fon joug , en lui laiffant
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toute l’apparence de la liberté, & prefqus toutes
les rormes républicaines.
Il réfute. la diélature ; il fe fit donner à perpétuité
le tribunat 8c le commandement des troupes.
Empereur & tribun, il fe trouva chef du peuple
& de l'armee. Il laiffa le peuple nommer des ma-
gtftrats, & le fénat jouir de fes droits; il fe ré-»
forva, comme empereur , la garde des provinces
tron-tieres, ou réfidoient les régions ; il laiffa le
lenat nommer des préteurs à toutes celles de l’intérieur
où il n’y avoit pas de troupes: il mit des
ioldats en garnifon près de Rome, pour préve-
mr les tumultes populaires dans cette v ille, & les-
feditions en Italie.
I Tout etoit bien alors: & peut-être, pour rendre
ce bonheur éternel, ne fhlloit-il que le fixer par
une loi qui eut donné au fénat le droit d’élire
i empereur, & qui l’eût afireint à ne le choifir
que parmi ces hommes éprouvés, à qui le peuple
avoit confié les plus grandes magiflratures. Mais
ni le peuple, ni le fénat, tout en fentant le be-
lom d un chef fuprême, ne voulurent jamais con-
venir de ce befoin ; ils tombèrent au pouvoir de
larmee, 8c l’armée les força à refpe&er Je chef,
1 empereur qu’elle fe donnoit elle-même.
La plus grande faute qui fe commit alors fut
de réunir la puiffance tribunicienne à la puiffance
™P0e^ e , qui vénoit d’ufurper le pouvoir légifla-
tir oc le pouvoir exécutif.
Cette reunion n’etoit bonne que pour envahir.
Des que les empereurs forent affermir, ils au-'
roient du, même pour leur intérêt, confier la puif-
lance tribunicienne a quelques magifirats particuliers
8c plebeïens, qui, pouvant être intimidés ou gagnes,
auraient moins fervi à les gêner qu’à les éclai-
rer, ou bien à quelque corps de magiftrature plé-
bei.<“?ne ? car nous avons déjà obfervé que cette
- Pmffance confervatrice ne pouvoit être exercée que
Par. plébéiens. Ce corps de magiffrature
“ f ? 1? ,. e * effrayer ou à corrompre; eût eni-
peche bien des démarches hafardées, dont le réful-
tat perdit plufieurs empereurs, & eût contenu fur-tout
les Séjans, les flatteurs de tous les vices impériaux,
oc ces hommes ambitieux, qui, pour fe maintenir
en place quelques jours de plus, combinoient leurs
projet a la hâte, les exécutoient avec précipitation,
8c qui, euffent-ils été honnêtes gens, emportés
par le torrent des affaires, manquoient toujours
du temps néceffaire pour méditer fur le bonheur
public.
Plus le gouvernement fe refferre, plus il devient
actif, plus il a befoin d’un régulateur. La démo-
cratie pourrait s’en paffer ; l’ariftocratie en a befoin ;
il eft indifpenfable à la monarchie. Il ferait encore
neceflàire au defpotime, fi le defpotifme étoit un
gouvernement ; mais le defpotifme eft comme le
feu , il ne chauffe pas, il brûle.
L empire Romain fubfifterait peut-être encore,
fi la puifiance tribunicienne eût modéré la marche
trop rapide^ de la puiffance impériale ; elle eût