
Les cenfeurs inftruits de la fortune de chaque
père deTamille, . avolent le droit de prélever les
impôts & d’en faire les répartitions.
Tout citoyen jugeoit s’il étoit impofé proportionnellement
à l’état de fes biens ; & , comme 1 hif-
toire ne nous apprend pas qu’il s’éleva des plaintes
contre les impôts, il faut bien qu’ils n’aient pas
cté purement arbitraires.
Le -cens fous les rois , & pendant le premier
fièele de la république, fe bornoit uniquement
à faire le dénombrement & à répartir les importions
; c’eft ce qui le fit fupporter, & lui permit
de s’établir ; c’eft ce qui fit qu’un fénateur omis,
n’ étoit pas déshonoré, parce qu enfin cette réforme
ri’étoit fondée que fur la révolution arrivée à fa
fortune : il pouvoir encore être pris pour juge dans
beaucoup d’affaires.
' Mais chez un peuple agricole, les revers de
fortune font peu fféquens: il eft rare que l’on
perde fa terre fans inconduite. Ainfi, l’opinion
s’établit à la longue, qu’un homme dégradé par le
cenfeur faute de bien, l’étoit faute de conduite.
- Cette opinion engagea infenfiblement les cenfeurs
à s’ériger en juges des moeurs. Ils en abufèrént
quelquefois ; mais ils auroient eux-mêmes anéanti
leur propre, autorité, s’ilsm’en avoient pas ufé avec
fagéffe. ' 1 . i r i
La nécéftité cTagir en public, prévint la rrè-
quence des abus. On ne fait guère une injuftice
devant un peuple affemblé.
Les effets de la cenfure ne confiftoient pas a
rendre les Romains vertueux dans le fens que nous
donnons à ce m o t, quand nous le restreignons
aux vertus morales & paflives. On ne dégrada
aucun Romain pour avoir eu des concubines , ou
une table trop fomptueuf®, L’hiftoire.nous montre
une foule d’excès monftrueux, commis par des patriciens
qui ne furent pas punis par des cenfeurs.
La cenfure les rendit vertueux, .en ce qu’elle
obligea chacun d’eux à ne pas détériorer fa fortune,
attention qui avoit toujours des vertus à
fa fuite , telles que l’ordre , la modération, l ’économie,
la vigilance , la furveillance fur foi , & fur
tout ce qui compofe fon domeftique. Celui qui
manquoit à ces vertus fe dégradoit lui-même ; le
cenfeur ne faifoit qu’en inftruire le public : il rem-
pliffoit les devoirs de fa place.
Le grand bien que produifit la cenfure, fut d inftruire
perpétuellement le fenat des forces reelles de
la république, de lui faire conncître f i , dans le
court efpace de cinq ans, l’état avoit fruétifté ou
dépéri; de Paver tir aufli-tôt que la population ou
les richeffes d’une ville on d’une province venoient
à diminuer : dej forte que le mal étant nouveau ,
on pouvoit plus facilement en connoitre la caufe,
St le guérir. .
On nous parle communément de la cenfure
cèmme d’un établiffement de pédant, de moines
.qüi: épient les fottifes qu’un homme fait dans un
lieu, pour le forcer à s’en confeffer & pour le
punir. O n nous cite avec emphafe, pour louer les
cenfeurs , deux ou trois a&ions qui font des fables
ou des vengeançes p articulières, ou des abus p a f -
fagers ; on oublie fon véritable ufage. E lle s’o c -
cupoit par eflènce , des r ic h e f f e s .& par extenfion ,
des vertus. C ’eft l ’ordre qu’elle é tab lit, la cônnoif-
fance des forces de l’état dont elle forma toujours
le tableau ; c’eft fon exactitude , qui furent la v é ritable
caufe de la grandeur étonnante où R pme
s’éleva.
E lle fit un autre bien, qu’i l ne faut pas o ub lier:
elle maintint l ’ordre des grades dans les magiftra-
tures.
Nou s avons déjà obfervé que n u l ne pouvoit
prétendre .à aucune place qu’i l n’eût fe rv i dix ans
dans l'infanterie , ou fix dans la cavalerie : ces
guerriers étudioient fous leurs tentes ; & dans l ’in tervalle
des campagnes, ils exerçoient à R om e
la profeffion d’avocat. U n brave & jeune militaire
qui fuit le barreau pour parvenir aux grandes m a -
giftratures, au commandement des armé es , ait
gouvernement de l ’état, fous les regards d’un peuple
q u i l ’élira ou qui le rejettera, ne fait point de foi?
éloquence u n m é tie r, ne fo charge pas T an s feru-
pule des caufes les plus mauvaifes & les plus fean-
d aleu fes, ne calomnie pas fans pudeur fa partie
ad verfe, n’in ju r ie pas fans motif des citoyens
dont les fuffrages lu i feront avantageux ou n u i-
fibles. I l craint de "donner m auvaife opinion de lu i-
même , i l devient le premier juge de fes cliens;
ce qui diminue beaucoup le nombre des procès :
i l ne s’applique qu’à donner une grande idée de
fa capacité , de fa connoiffance des lo ix ; i l Veut
fur-tout' faire bien préfumer d e T o n équité.
C e candidat guerrier & jurifcon fùlte, devenoit
ou édile ou quefteur , par le fuffrage des comices :
choifi fur l’opinion qu’i l avo it in fp iré e , il craignoit
encore de la perdre. E d ile , i l v e illo it à la p o lice ,
aux édifices public s, aux embellifferaens. de R ome ;
quefteur, il avoit la gard e/des deniers p u b lic s ,
dépofés dans le temple de Saturne ; le foin de rece
v o ir les impôts , les tributs^ ||le p rix du butin ^
celu i des terres conqnifes f | » d u e s ; ou bien il
étoit chargé de la lc ld e de$ .Tf*>upes, & des d i -
verfes dépenfesde l ’état. Q u e lle que fut fa îo n & io n ,
i l falloit qu’il s’en acquittât, ou qu’i l parût s’en
acquitter avec une intégrité qui engageât le peuple
à lu i confier des intérêts encore plus grands. E lu
préteur , i l préfidoit le tribunal qui jugeoit les affaires
des c ito yen s , ou celui qui règloit les affaires
de ce peuple nombreux', q u i, tous le nom d’étrangers
, exerçoit à R om e , les arts , le commerce, les
manufactures, & qui ne poffédoit n i le droit * n i
le titre de citoyen.
I l préfid o it, mais toujours en préfence de ce
peuple qui l ’avoit é lu , & dont i l avo it encore
befoin de captiver les fuffrages ; i l ne pouvoit fe
permettre n i délai , n i inattention, n i jugemens ba*
fardés. To ute s ces p la ce s , comme l’a très-bien obfervé
l’auteur du C entrâ t facial, étoient pour lu i
un état d’épreuves, ainfi qu’elles devroient l’être
par-tout.
Ces places remplies à la fatisfaétion des citoyens,
le magiftrat juftement eflimé pouvoit prétendre au
coniiilat: s’il-s’en montroit indigne, il rentroit dans
la foule des fénateurs ; devenu conful, fon intérêt
l’cngageoit encore à fe montrer jufte, afin de
commander dans les provinces, d’obtenir le confinât
, de devenir cenfeur, ou même diâateur, fi
l’éieâion de cette forte de magiftrat avoit lieu ;
car ces deux dernières places n’étoient jamais données
qu’à des hommes confulaires.
Ainfi tout étoit bien ; du moins toutes les parties
du corps politique fe trouvoient placées dans
leur ordre naturel.
La puiffance fouveraine & la légiflative appartenaient
au peuple ; la puiffance exécutive à des ma-
giftrats éprouvés, parvenus de grade en grade,
& toujours choifis par le peuple. Ce gouvernement,
partagé entre plufieurs, & pouvant fe réfumer
entre les mains d’un feul, trouvoit dans la
puiffance tribuncienne , un contre-poids qui main-
tenoit l’équilibre entre toutes les parties.
L’oeil du public voyoit tout, éclairoit tout, ani-
moit tout.
Remarquez que la di&ature, le tribunal, la cenfure
, la réda&ion du code ~ la fraternité établie
entre tous les ordres de l’état pour les mariages
cOntra&és entre les patriciens & les plébéiens, par
légalité des droits & des'prétentions, furent l’ouvrage
de moins d’un fièele ; que l’état fut pofé fur
fes bafes , comme dit l’auteur du Contrat focial
& que le corps politique eut toute la perfection
dont il étoit fufceptible , foixante-dix ans après
l’expulfion des Tarquins.
Les comices n’avoient pas ceffé de perfeclion-
ner la constitution. Le nombre des citoyens ans
mejitoit fans ceffe, celui des étrangers s’accroiffoit
en proportion. Rome étoit déjà la plus grande
ville de l’Italie,
Premiers effets de cette conflitutiotû
Des hommes d'étau Le premier effet de cette
conftitution, fut que jamais homme inepte ne fe
préfenta pour demander une place.
Au lieu d’intrigues obfcures & baffes, on eut
des brigués éclatantes & fières. On plaît aux rois
en- flattant leurs vices ; on plaît au peuple en reprenant
fortement fes défauts. On s’élève fouvent
a. la cour par desx artifices honteux ; on n’obtient
jamais l’eftime publique, que par des aéles mémorables.
Dans les comices du champ -de-mars, les voix
fe prenoient par centuries .; la claffe la plus riche
- étoit la première: on fentit à Rome , plus vivement
qu’ailleurs , la néceffité d’avojr des richeffes;
ce fentiment produifit la rapacité, le goût deTti-
fu re , & c e s vexations tyranniques, reprochées n
juftement aux patriciens. Il força tout homme de
îa dernière claffe, à commencer par acquérir du
bien, afin.de paffer dans une autre , & de faire
compter, fon fuffrage. Comme on ne put longtemps
augmenter fa fortune que par la guerre, la
guerre devint la paffion dominante.
Les depenfes de l’etat fe fâifant par les riches 9
par ceux qui poffédoient les dignités, par ceux qui
avoient le plus à perdre dans les calamités publiq
u e s^ le plus d’avantages à retirer de la profpérité
de 1 état, elles fe firent toujours promptement 8c
facilement.
l e peuple ne fut point vexé quand il fallut
conftruire, fous les Tarquins , ces égouts fi vaftes,
fi bien exécutés, qu’ils firent l’admiration de Rome ,
dans le temps meme de fa fplendeur ; ouvrages in-
difpenfables dans une ville fituée entre fept collines,
où les eaux, en fe raflemblant, rendoient
le terrein fangeux Si mal-fain.
Il ne fut point vexé toutes les fois qu’il felluc
fortifier Rorçe par de nouveaux remparts, ou édifier
de nouveaux temples aux dieux : des Grecs conduisirent
les travaux , des efclaves les exécutèrent. La
dépenfe fut prefque nulle.
le s troupes coûtoient fort peu. Chacun s’arma
& le nourrit pendant long-temps à fes frais. Quand
on foudoya les armées , la folde fut modiqre: &
le foldat n étant pa^ un prolétaire , un capite anfas,
avoit toujours par lui-même de quoi fubfifter. Les
captifs fe vendoient leur prix, & le butin fe par- S S W È le sénéral foldatsl La
vxdoire ftifoit la fortune de l’état & des particu-
lieis; la défaite pouvoit les précipiter dans l’efcla-
vage. Les honneurs du triomphe animoient touioiirs
leur valeur. 1
Je doute beaucoup que les édiles, les préteurs ‘
les contuls, le fouverain pontife, le roi des facri-
fices reçuffent des honoraires quand ils étoient en
place, & des penfions quand ils n’y étoient plus
Montefqmeu afiure dans l'Efprit des loix ( i )
“ 5“ e Ies magifirats de Rome ne tirèrent jamais
» dappoiRtemens de leurs magiftratures ; qu» les
» principaux de la république étoient taxés comme
” !es ™tref > l’étoient même plus , que quel-
” quefois iis le futeiit fails: ainfi la dépenfe pu-
” blique étoit très-bornée
La- dépenfe domeftique fe montoit à peu de chofe
Les efclaves alloiem prefque tout nuds. Tout citoyen
poitoit une robe de laine blanche. Les che-
valiers hordoient cette robe d’une bande de pourpre
allez étroite ; les fénateurs d’une bande plus larve
Ceux qui afpiroient aux charges, faifoieut lufirer
leur robe, afin que la blancheur en tût plus écla-
tante.
Les rangs étant diflingués par de petites variétés
dans les haBits, on ne connut ni les modes
m le luxe dans les vétemens. L’anneau d’acier quê
portoit le plébéien, l’anneau d’or des chevaliers
( ï) Liv, r , chap. 8.