
Tant d’épreuves déployoient toutes Tes facultés.
Brave dans les périls, intelligent dans les affaires ,
avide de captiver l’opinion publique, inftruit à la
refpefter, amoureux de la gloire ; toutes fes pallions
avoient un cara&ère de grandeur. Les acclamations
du peuple, fon fuffrage, objet de tous fes travaux,
étoient fon efpoir & fa récompenfe.
Un tel peuple ne pouvoit avoir long-temps des
rois, à moins que ces rois ne fuffent des héros ou
des fages.
Le peuple choifilfoit fes rois : le fénat confirmoit
leur éle&ion. Il y eut plufieurs interrègnes. Les
interrègnes furent vraifemblablement plus longs
que ^Tite - Live ne le dit : il eft difficile que fept
rois élus aient régné deux cents quarante ans. Les
règnes, dans les états héréditaires, où les minorités
les prolongent * ne font que de vingt à ving-deux
ans. Ce calcul ne donne que cent cinquante quatre
ans pour les fept rois de Rome.
De ces fept rois, quatre furent des héros ; Numa
fut un {âge : Servius fut l’un & l’autre. Le feptième
acquit le trône par un double adultère, un double
empoifonnement & un parricide : il perdit le trône
par un viol que fon fils ofa. La royauté fut abolie
à Rome.
Rome fous les confuls.
Dès que Rome eut chaffé fes rois , la force publique
parut s’augmenter ; chaque citoyen déploya plus
d’énergie.
Sous fes rois même, la puiffance légiflative, la véritable
fouveraînete-, avoit appartenu au peuple. Le
gouvernement, ou la puiffance exécutive, avoit
été pattagée entre le fénat & le roi.
Le fénat avoit eu l’adminiflration de l’état ; le
rofele commandement des troupes & le département
de la juftîce. Il combattoit à la tête des armées ;
il jugeoit fiir fon tribunal. Alors lanature des biens,
l’autorité des pères de famille,. l’ignorance des arts
& du commerce, rendoient les affaires très-rares.
L’abolition de la royauté ne produifit d’autres
changemens que de faire élire au peuple deux
confuls au lieu d’un monarque, & de les élire tous
les ans au lieu d’attendre leur mort. L’un fut chargé
de préfider l’armée j l’autre, de préfider à la ville.
Tite - Live avoue que ces premiers confuls jouif-
foient d’une autorité femblable à celle des rois.
Le fénat avoit été originairement compofé de
cent hommes choifis dans l’ordre des patriciens.
Tarquin l’ancien y avoit ajouté cent plébéiens, les
, deux premiers confuls y placèrent cent chevaliers.
Mais ces plébéiens, ces chevaliers, furent d’abord
incorporés dans l’ordre des patriciens: depuis l’ex-
pulfion des rois, ce furent les confuls qui firent
choix des fénateurs.
Le peuple voulut que de leurs jugemens on
appelât au fien, Comme on en avoit appelé à celui
des rois. Ainfi le peuple nommpit fes magiflrats,
les forçoit à lui rendre compte de leur geftion, &
réformoit ou confirmoit leurs jugemens. Il exerçoit
toujours la fouveraineté, & quelquefois la magistrature.
Les patriciens _prétendoient que toutes les
grandes charges de la république, le commandement
des armées, les grandes prêtrifes ne pouvoient
être conférées qu’à eux feuls. Les plébéiens voulurent
bien les en croire quelque temps ; & , pendant
les dangers d’une république naiffante, ils ffe contentèrent
du droit de les nommer & de les juger.
Tarquin développa vainement, pour rentrer dans
Rome, toutes les reffources d’un génie fécond, Por-
fenna crut vainement qu’il écraferoit les Romains fous
le faix de fa puiflance : tous deux vaincus, ils furent
réduits à refpeéier Rome. Les petites républiques
voifines furent battues toutes les fois qu’elles ofe-
rent l’infulter. Quelques villes furent prifes, leur
territoire vendu, leurs habitans réduits à l’efclavage.
Peu éprouvèrent ce fort : les Romains n’avoieiit
pas de machines de guerre, 8c ne favoient pas faire
un fiège ; mais Rome dépouilla toujours les vaincus
d’une partie de leur tenitoire. Elle en vendoit une
partie au profit du fifc, du tréfor de la république,
& elle diftribuoit le refte à des prolétaires qui,
alors, devenoient propriétaires, & payoient un
cens à la patrie. C’efl ce qui entretint long-temps
une forte d’égalité, & ce qui empêcha la pauvreté
de dévorer les plébéiens.
Ces viâoires élevèrent le courage du peuple :.
fa. puiffance devint plus contentieufe : le fénat
devint plus jaloux de fes droits. Un incident pro-
duifit une nouvelle magiffrature.
DiElatwre, Van 233.
De jeunes Satins voulurent enlever de Rome
quelques filles de joie ; car, malgré fes moeurs fi
vantées , Rpme en avoit beaucoup. De jeunes
Romains défendirent leurs courtifanes. Ce différend
produifit une nouvelle guerre, & fit créer le premier
diéfateur, huit ans après l’expulfion des Tarquins.
Le fénat, preffé entre le peuple qui lui réfiftoit
& la ligue de plufieurs.villes qui le mer.açoient,
conçut très-bien qu’en ce double danger, il devoit
refferrer le gouvernement, afin d’en augmenter la
| force , & en confier toute l’aütorité à un feul
homme, afin qu’elle fût plus aftive : il nomma un
diéfateur.
Mais de peur que ce pouvoir ne dégénérât en
monarchie, il lui fixa un terme. Le temps , fur
lequel l’homme n’a aucun pouvoir, que le defpo-
tifme ne peut intimider ni corrompre, amenoit,
dans le court efpace de fix mois, la diffolution de
cette autorité terrible. Le di&ateur rentroit dans
^l’ordre des citoyens. Il n’avoit aucun compte à
rendre ; mais il reftoit en butte aux vengeances
des familles, s’il en avoit offenfé ; aux reproches
du public , s’il les avoit encourus. Ainfi, par cela
feul qu’elle avoit un terme très-court, cette autorité
toute-puiffante pour rétablir l’ordre, ne pou-
! voit précipiter l’état dans aucun danger.
Le diffateur avoit le droit d’enfreindre toutes les
lo ix , de punir de mort tout citoyen qu’il croyoit
■ coupable ou turbulent, de faire la guerre ou la
paix ; mais il ne pouvoit promulguer aucune loi.
Il avoit feul toute l’autorité du prince ou du
gouvernement ; mais il n’avoit pas la puiffance
légiflative. La fouveraineté demeureit toujours
foute entière au peuple.
OppreJJîons.
Si les riches .euffent été modérés ; fi le fénat eût
- été jufte ; fi la vertu avoit eu autant d’empire à
Rome qu’on l’a prétendu, Rome n’auroit eu befoin
d’aucune autre magiffrature. Rome poffédoit tout
ce qui eff. néceffaire pour, vaincre & pour gouverner.
Mais, fept années après que ce premier diffateur eut
été élu , à l’occafion de la défenfe de quelques courtifanes,
on fut obligé d’en élire un autre au fujet
d’un genre d’opprefiion qui, je crois, ne fut connu
qu’à Rome, ou qui, du moins, y fut plus cruel
que par-tout ailleurs.
Les débiteurs y devenoient efclaves de leurs
créanciers ; cet efclavage ne les acquittait pas ;
& lorfque le créancier fuppofoit. que les enfans, les
amis, ou les parens de fon débiteur , étoient affez
riches pour acquitter fa dette, il lui faifoit fouffrir
toutes les cruautés qu’il iraàginoit. 11 le tenoit
chargé de fers dans un cachot ; il le faifoit rudement
flageller par fes autres efclaves, qui fe réjouif-
foient d’avoir de temps en temps quelques citoyens
à fuffiger.
Un vieux guerrier, déchiré fous le fouet, s’enfuit
de chez Ion créancier, & fe préferita tout fan-
glant au peuple : il raconta comment les intérêts
exhorbitans & accumulés d’une fourme affez modique
, le mettoient dan§ l’impoffibilité de s’acquitter,
& le livroient à la barbarie d’un homme impitoyable,
Le peuple fe fouleva ; le fénat, compofé prefque
tout entier d’hommes auffi durs, prit parti contre
le peuple. La féëlition dura long-temps. En vain les
confuls voulurent mener le peuple à la guerre pour
le détourner de la juftice qu’il demandoit : lé peuple
refufa de. s’enrôler ( 260 ). Les confuls nommèrent
un diffateur, qui procura, par la victoire & par le
pillage, quelques foulagemens à ceux qui craignoient
de ne pouvoir payer leurs dettes ; mais le fort des
débiteurs ne fut pas adouci.
Le fénat prétendoit que ces révoltes provenoient
de l’oifiveté du peuple ; ce qu’il n’auroit pu dire,
s’il avoit été compofé de pauvres ouvriers, ou de
pauvres agriculteurs.
Une autre preuve que les plébéiens pouvoient
fubfifter fans un travail journalier, comme je l’ai
dit, c’eft que le peuple, laffé de tant de vexations,
abandonna & le retira fur le mont Sacré , où il
demeura plufieurs jours.
Le peuple peut, par-tout, fe paffer de la nobleffe,
q u i, nulle part, ne peut fe paffer de lui. Le fénat
courut après les plébéiens. L’objet de la querelle
| fut oublié: au lieu de régler le fort des débiteurs,
on régla qu’il y auroit deux tribuns à la tête du
peuple, comme il y avoit deux confuls à . la tête
du fénàt. Ce fut encore une nouvelle magiffrature.
Du tribunat : 260 de Rome,
La puiffance dû tribunat, confidérée en elle-même l
eff eflentielle au corps politique. C’eft elle qui doit
corriger le vice radical qui détruit toute conmtution.
La puiffance légiflative , apanage du peuple ,
eff prefque toujours ufurpée par la puiffance exécutrice
, apanage du prince ou du gouvernement.
' Toute puiffance s’affoiblit en s’étendant, même
la puiflance légiflative.
Quand le corps politique eff compofé d’un petit
nombre d’hommes, chacun met une grande importance
à fa voix, qui en eff la centième ou la millième
partie. Mais quand elle n’eft plus qu’une cent mil-
; lième, ou une cinq cents millième partie de ce
corps , elle devient fi foible, fi minime, qu’elle eff
prefque nulle. '
Chaque individu anihilé, pour ainfi dire, comme
; partie du légiflateur, refte pourtant tout entier
| expofé, comme fujet, au pouvoir-exécutif
A Rome,, ce pouvoir étendu dans le fénat, &
partagé entre les deux confuls, pouvoit être refferré
tout-à-coup par l’éle&ion d’un diâateur. Le fénat
auroit bientôt envahi la fouveraineté , fi le peuple
n’avoit pas fu fe défendre, en fe mettant 4>us la
fauve-garde de deux magiftrats.
Les tribuns n’eurent d’abord d’autre autorité que
celle d’arrêter le mouvement trop rapide du pouvoir
exécutif Leur oppofition fût plus rapide encore^;
ils n’avoient qu’à dire veto, fe m’oppofe , & le
mouvement s’arrêtoit.
Par cette inftitution, les fujets, membres devenus
trop foibles d’un légiflateur trop nombreux , furent
défendus contre les entreprifës d’un gouvernement
qui, pouvant, quand il le vouloit, fe refferrer
jufqu’à l’unité, étoit maître de déployer une force
funefte à chaque citoyen, & redoutable à l’enferabie
du corps politique ; car la puiffance exécutive,
entraînée par les affaires, tend perpétuellement à
changer'la démocratie en ariffocratié, l’ariftocratie
en oligarchie, l’oligarchie en monarchie, la monarchie
en arbitraire, & la loi en caprice. La puiflance
tribuniciènne eff faite pour s’oppofer à ce mouvement
, & polir le ramener, s’il eff poflible, à fon
inftitution primitive.
Le tribunat établi, la conftitution de la république
eut toutes fes parties. Elle fut entière, & auffi parfaite
que le peut être une inftitution humaine.
Les: feuls plébéiens parvenoient au tribunat. C ’eft
en effet au peuple qu’il importe de conferver la
conftitution : l’intérêt des grands eff de l’envaliir.
Le refte de l’hiftoire romaine n’offre plus que le
jeu des parties de cette conftitütion, machine éton-
-nante qui réfifta toujours à toutes- les attaques
Z z z z 2.