différence du bien & du mal moral, & agir en conséquence.
Il y a trois principes de vertu, i° . la confidence
; z °. la différence Spécifique, des allions humaines
que la raifon nous fait connoître; & 30. la
volonté de Dieu. C’eft ce dernier principe qui donr
ne aux préceptes moraux le caraûere de devoir, d’obligation
ftriûe & pofitive ,. d’où il réfulte qu’un
athée ne fauroit avoir une connoiffance complette
du bien & du mal moral, puifque cette connoiffance
eft poftérieure à celle d’un Dieu légiflateur, que la
cônfcience & le raifonnement, deux principes dont
on ne croit pas l’athée incapable, ne concluent rien
cependant en faveur de Bayle , parce qu’ils ne fuffi-
fent pas pour déterminer efficacement un athée à la
vertu , comme il importe effentiellement à la Société.
On peut connoître en effet la différence du bien
& du mal moral, Sans que cette connoiffance influe
d’une maniéré obligatoire Sur nos déterminations ;
car l’idée d’obligation fuppofe néceffairement un être
qui oblige, or quel fera cet être pour l’athée ?
La raifon ; mais la raifon n’ eft qu’un attribut de la
perfonne obligée, & l’on ne peut contraûer avec
Soi-même. La raifon en général ; mais cette raifon
générale n’eft qu’une idee abftraite & arbitraire,
comment la confulter, où trouver le dépôt de fes
oracles, elle n’a point d’exiftence réelle , & comment
ce qui n’exifte pas peut-il obliger ce qui exifte?
L'idée de morale pour être complette renferme donc
néceffairement les idées d’obligation , de lo i , de légiflateur
& de juge. Il eft évident que la connoiffance
& le Sentiment de la moralité des aérions ne
fuffiroit pas , comme il importe, fur-tout pour porter
la multitude à la vertu ; le fentiment moral eft
Souvent trop foible , trop délicat ; tant de pallions,
de préjugés confpirent à l’énerver , à intercepter fes
impreffions , qu’il eft facile de s’en impofer à cet
égard ; la raifon même ne fuffit pas encore ; car on
peut bien reconnoître que la vertu eft le Souverain
bien,fans être porté à la pratiquer ; il faut qu’on s’en
faffe une application perfonnelle, qu’on l’envifage
comme partie effentielle de fon bonheur ; & fur-tout
fi quelque intérêt aétif & préfent nous Sollicite con-
tr’e lle , on voit de quelle importance eft alors la
croyance d’un Dieu légiflateur & jug e , pour nous
affermir contre les obftacles. Le defir de la gloire, de
l’approbation des hommes retiendra, dites-vous, un
athée ; mais n’eft-il pas auffi fa cile , pour ne rien dire
de plus, d’acquérir cette gloire & cette approbation
par une hypocrifie bien ménagée & bien loutenue,
que par une vertu Solide & confiante ? Le vice ingénieux
& prudent n’auroit-il pas l’avantage fur une
vertu qui doit marcher dans un chantier étroit, dont
elle ne peut s’écarter fans ceffer d’être ; un athée
ainfi convaincu qu’il peut être eftimé à moins de frais,
content de ménager fes démarches extérieures , fe
livrera en fecret à fes penchans favoris, il fe dédommagera
dans les ténèbres de la contrainte qu’il s’im-
pofe en public, & fes vertus de théâtre expireront
dans la Solitude.
Qu’on ne nous dife donc pas que les principes font
indifférens, pourvu qu’on fe conduife bien, puisqu’il
eft mânifefte que les mauvais principes entraînent
tôt ou tard au mal ; on l’a déjà remarqué, les,
fauffes maximes font plus dangereufes que les mau-
vaifes actions, parce qu’elles corrompent la raifon
même , & ne biffent point d’ efpoir de retour.
Les fyftèmes les plus odieux ne font pas toujours
les plus nuifibles, on fe laiffe plus aifément féduire,
lorfqùe le mal eft coloré par les apparences du bien ;
s’ il fe montre tel qu’il e ft , il révolté, il indigne , &
fon reniede eft dans fon atrocité même ; les méchans
feroient moins dangereux , s’ils ne jettoient fur leur
difformité un voile d’hypocrifie ; les mauvais principes
fe répandroient moins , s’ ils ne s'offroient fous
l’appas trompeur d’une excellence particulière, d’n.'
ne apparente fublimité. Il faut efperer quel’athéifme
décidé n’aura pas beaucoup de profélytes ; il eft plus
à craindre qu’on ne s’en laiffe impofer par les brillantes
, mais fauffes idées que certains philofophes nous
donnent fur la vertu, & qui ne tendent au fond qu’à
un athéifme plus rafiné , plus fpécieux : « la vertu ,
» nous difent-ils, n’eft autre chofe que l’amour de
» l’ordre & du beau moral, que le defir confiant de
» maintenir dans le fyftème des êtres ce concert
** merveilleux, cette convenance, cette harmonie,
» qui en fait toute la beauté, elle, eft donc dans la
» nature bien ordonnée , c’eft le vice qui en trou-
» ble les rapports , & cela feul doit décider notre
» choix ; c a r , fâchez, ajoutent-ils , que tout motif
» d’intérêt, quel qu’il foit, dégrade & avilit la vertu;
» .il faut l’aimer, l’adorer génereufement & fans ef-
» poir ; des amans purs, défintéreffés font les feuls
» qu’elle avoue , tous les autres font indignes d’elle.
Projicit ampullas & ftfquipcdalia ver b a.
Tout cela e f t& n’ eft pas. Nous avons déjà dit après
mille autres, que la vertu par elle-même étoit digne de
l’admiration & de l’amour de tout être qui penfe,
mais il faut nous expliquer; nous n’avons point voulu
la frullrer des récompenfes qu’elle mérite, ni enlever
aux hommes les autres motifs d’attachement pour
elle ; craignons de donner dans les pièges d’une phi-,
lofophie menfongere, d’abonder en notre fens, d’être
plus fages qu’il ne faut. Ces maximes qu’on nous
étale avec pompe font d’autant plus dangereufes,
qu’elles furprennent plus fubtilement l’amour-pro-
pr.e , on s’applaudit en effet de n’aimer la vertu que
pour elle ; on rougiroit d’avoir dans fes aérions des
motifs d’efpoir ou de crainte , faire le bien dans ces
principes, avoir Dieu rémunérateur préfent à fon
e fp rit, lorfqu’on exerce la bienfaifance & l’humanité
, on trouve là je ne fai quoi d’intéreffé , de peu
délicat ; c’eft ainfi qu’on embraffe le phantomfe abf-
trait qu’on fe fo rg e , c’eft ainfi qu’on fe dénature à
force de fe divinifer.
Je fuppofe d’abord, gratuitement peut-être , que
des philofophes diftingues, un Socrate , un Platon,
par exemple, puiffent par des méditations profondes
s’élever à ces grands principes , & fur-tout y conformer
leur v ie , qu’ils ne foient animés que par le
defir pur de s’ordonner le mieux poffible, relativement
à tous les êtres, & de çonfpirer pour leur
part à cette harmonie morale dont üs font enchantés
; j’applaudirai , fi l’on veut , à ces nobles
écarts , à ces généreux délires, & je ne défavoû-
rai point le difciple de Socrate , lorfqu’il s’ écrie
, que la vertu vifible & perfonifiée exciterpit
chez les hommes des tranfports d’amour & d’admiration
; mais tous les hommes ne. font pas des Socrates
& des Platons , & cependant, il importe de les
rendre tous vertueux ; or ce n’eft pas fur des idées
abftraites .& métaphyfiques qu’ils fe gouvernent,tous
ces beaux fyftèmes font inconnus & inacceffibles à
la plupart, & s’il n’y avoit de gens de bien que ceux
qu’ils ont produit, il y auroit aflurément encore
moins de vertu fur la terre. Il ne faut pas avoir fait
une etude profonde du coeur humain pour favoir que
l’efpoir & la crainte font les plus puiffans de fes mobiles
, les plus aélifs, les plus univerféls de fes fenti-
mens, ceux dans lefquels fe réfolvent tous les autres;
l’amour de foi-même , ou le defir du bonheur. L’a-
verfion pour la peine eft donc auffi effentielle à tout
être raisonnable que l’étendue l’eft à, la matière ; car,
je vous p r ie , quel autre motif leferoit agir ? Par
quel reffort feroit-il remué ? Comment s’intérefferoit
'pour les autres celui qui ne s’intérefferoit pas pour
lui-même?
Mais s’il eft vrai que l’intérêt, pris dans un bon
fens -doitêtre.le principe de nos déterminations, l’idée
d’un Dieu rémunérateur eft donc abfo. jument né-
ceffairé pour donner une bafe à la vertu y & engager
les hommes à la pratiquer. Retrancher cette idée,
c’eft fe jetter, comme nous l’avons dit, dans une forte
d’athéifme, qui pour être moins direél, n’en eft
pas moins dangereux. Affirmer que Dieu, le plus
Julie & le plus faint de tous les êtres , eft indifférent
fur la conduite & fur le fort de fes créatures ; qu’il
voit d’un oeil égal le jufte & le méchant, qu’eft-ce
autre chofe que de l’anéantir, au moins par rapport
à nous; de rompre toutes nos relations avec lui ?
c’eft admettre le dieu d’Epicure, c’eft n’en point admettre
du tout.
Si la venu & le bonheur étaient toujours infépa-
rables ici bas, on auroit un prétexte plus fpécieux
pour nier la néceffité d’une autre économie, d’une
compenfation ultérieure, & le fyftème que nous
combattons offriroit moins d’abfurdités'; mais le
contraire n’eft que trop prouvé. Combien de fois
la vertu gémit dans l’opprobre & la fouffrance ! que
de combats à livrer ! que de facrifices à faire! que
d’épreuves à foutenir, tandis que le vice adroit obtient
les prix qui lui font dûs, en fe frayant un chemin
plus large, en recherchant avant tout fon avantage
préfent & particulier! La cônfcience, dira-t-on,
le bon témoignage de foi. Ne groffiffons point les
objets, dans des circonftances égales lé jufte eft
moins heureux, ou plus à plaindre que le méchant ;
la cônfcience fait pencher alors la balance en fa faveur
j s’il eft en proie à l’affliftion, elle en tempere
bien les amertumes. Mais enfin elle ne le rend point
infenfible, elle n’empêche point qu’il ne foit en effet
malheureux ; elle ne fuffit donc point pourrie dédommager
,' il a droit de prétendre à quelque chofe de
plus, la vertu n’eft point quitte envers lui; on lutte-
roit en vain contre le fentiment, la douleur eft toujours
un mal, la coupe de l’ignominie eft toujours
amere, & lés dogmes pompeux du portique', rerioü-
.vellés en partie par quelques modernes , ne font au
fond que d’éclatantes abfurdités. Cet homme eft ty-
rannifé par une paffion violente, fon bonheur aêluel
en dépend ; vainement la raifon combat, fa foible
voix eft étouffée par les éclats dé la paffion. Dans
les principes que vous admettez', ppr quel frein plus
puiffant^pouvez-vous la réprimer?' Ce malheureux
tenté de fortir de fa mifere par dés moyens coupables
, mais surs ; féduit, entrainé par des tentations
délicates, fera-t-il bien retenu par la crainte de troubler
je né fai quel concert général, dont iln’apasmême
1 idee ? Que d’occafions dans la fociété de-faire fon
bonheur aux dépens des autres, de fa crifier fés devoirs
fes penchans, fans s ’expofér à aucun danger, fans
perdre ' même l’eftime & la bienveillance de fes fem-
blables, intereffés à cette indulgènce par des raifons
faciles à voir! Dites-no.us donc , philofophes," com-
ment foutiendrez-vous l ’homme dans les pas les plus
ghffans? Hélas •! avons-noiis trop de motifs pour être
vertueux , que vous vouliez nous, enlever les plus
puiffans .& les plus doux? Voyez d’ailleurs quelle
eit votre incoriféquence, vous prétendez nous rendre
infenfiblës à nos propres avantages, vous exi-
gez que nous fuivions la vertu fans nul retour fur
nous-mêmes, fans nul efpoir de récompenfè, &
apres nous avoir ainfi dépouillés de tout fentiment
perfonnel, vous voulez nous intéreffer dans nos actions
au maintien d’un certain ordre moral, d’une
armonié univerfelle qui nous eft affurément plus
e rangere que nous-mêmes ? Car enfin les grands
mots n offrent pas toujours des idées juftes & préci-
îes. >1 la vertu eft aimable, .c’eft fans doute parce
MU.Ç ;e confpire à notre bonheur, à notre perfeérion
qui en eft infeparable ; fans cela , je ne conçois pas
:ce qui nous pbrtçroit à l’aimer, à la cultiver. Que
m’importe à moi cet ordre ftérile? qüè m’importé là
vertu même, fi l’un & l’autre ne font jamais rien à ma
félicité? L’amour de l’ordre au fond, n’eft qu’un mot
vuide dé fens, s’ il ne s’explique dans nos principes;
la vertu n’eft qu’un vain nom, fi tôt ou tard elle ne
fait pas complètement notre bonheur .* telle eft là
fan&iort des lois morales, elles ne font rien fans cela*
Pourquoi dites-vous que les méêh^ns, les Nérons j
les Caligula, font les deftruéteürS de l’ordre? ils le
fuivent à leur maniéré.. Si cette vie eft le terme de
nos efpérances, toute la différence qu’il y a entre lè
jufte ôc lè méchant, c’eft que le dernier, comme on
l’a d it, ordonne le tout par rapport à lui ; tandis qüe
l’autre s’ordonne relativement au tout* Mais qùel
mérite y a-t-il de n’aimër la vertu que pour le bien
qu’on en efpere ? Le mérite afféz rare de réconhoi-
tre fes vrais intérêts, de facrifier fans regret tous le*
penchans qui leur feroient contraires, de remplir la
carrière que le créateur nous a prefcrite, d’immoler,
s’il le faut, fa vie à fes devoirs. N’eft-ce donc rien
que de réalifer le jufte imaginaire que Platon nous
offre pour modèle, & dont il montre la vertu cou^
ronnée dans une autre vie ? Faut-il donc pour êtrâ
vertueux, exiger comme vous Un facrifice auffi con-
tradiêloire, que leferoit celui de tous nos avantages
préfens, de notre vie même, fi nous n’étions enflammés
par nul efpoir de récompenfe ? Auffi les hommes
de tous les tems & de tous les lieux, fe font-ils
accordés à cet égard ; au milieu même des ténèbres
de l ’idolâtrie, nous voyons briller cette,vérité que
la raifon plus que la politique, a tait admettre. Sois
jufte & tu feras heureux : ne te prejfe point d'accufer la
ve r tu, de calomnier ton auteur ; tes travaux que tu
croyois perdus, vont recevoir leur récompénfe ; tu crois
mourir, 6* tu vas renaître : la vertu ne t'aura point
menti.
Diftirtguez donc avec foin deux fortes" d’intérêts,
l’un bas & malentendu, que la raifon réprouve ôc
condamné ; l’autre noble & prudent, que la raifon
avoue & commande. Le premiertpujours trop a£lifs
eft la fource de tous nos écarts ;'celui-ci ne peut être
trop v i f , il eft la fource de tout ce qu’il y a de beau,
d’honnête & de glorieux. Ne craignez point de vous
deshonorer en délirant avec excès votre bonheur;
mais fâchez le voir où il eft c’eftrie.fommàire d elà
vertu. Non, Dieu de mon coeur, je ne croirai point
m’avilir en mettant ma 'confiance en toi ; dans mes e fforts
pour te plaire,je ne rougirai point d’ambitionner
cette palme d’immortelle gloire que tu daignes nous
propofer ; loin de me dégrader, un fi noble intérêt
m’enflamme & m’aggrandit à mes y e u x ; mes fenti-
mens, mes affeftions me fèmblent répondre à la fu-
blimité de mes efpérances; mon enthoufiafine poiir
la vertu n'en devient que plus véhément ; jè'm’hond-
r e , je m’applaudis des facrifices que je fais pour elle
, quoique certain qu’un jour elle faura m’en dé-
' dom'màgeri'.'O vertu-, tu n’es plus un vain nom , tti
dois faire effentiellement le bonheur de ceux qui t’ai-
ment ; tout cè'qu’il y'â'de-félicité', de perfeélion 6c
de gloire eft compris dans ta nature, en toi fe trouva
la plénitude dès etrès. Qu’importe fi ton triomphe
eft retardé fur la terre ,1e tëms n’eft pas digne de to i;
l’éternité t’appartient comme à fon auteur. C’eft
ainfi que j’embraffe le fyftème le plus confôlant, le
plus vrai, le plus digne dit créateur & de fort ouvrage
; c’eft ainfi que j’oferai m’avouer chrétien jufque
dansce fiecle; & la folie de l’Evangile fera plus pré-
cieufe pour moi, que toute là lageffe Humaine. [
AprèsTavoir preffé cette derniere obfervàtioh qui
noÜS à paru très-importante1, rentrons encore ufi
moment dans la généralité de notre fujet. f ° . Ç’eft
fouvent dans i’obfcurité que brillent les plus folides
vertus , & l’innocence habite moins foui lë dàis' que
fous le chaume» c’eft dans ces réduits que vous mé