
Ce n’eft ni la raifort ni l’expérience, mais le dérèglement
du luxe même, qui a énoncé cette maxime
répétée avec tant de complaifance, qu’un grand luxe
eft néceflaire dans un grand état. Caton l’ancien,
foutenoit qu’une cité où un poiffon fe vendoit plus
cher qu’un boeuf, ne peut fubfifter ; & Caton avoit
ràifon , tous les défordres naiffent de celui-là , 6c il
n’ en ert point qui pris à part, ne doive caufèr la perte
dès états.
Pour ne parler ici que de celui de ces défordres
qui eft le plus analogue au fujet que je traite, que
de maux ne réfulte-t-il pas de l’ excès des impôts dont
on eft obligé d’écrafer les peuples pour fuffire à l’avidité
de ceux qui rte conrtoiflent de grandeur 6c de
bien que leurs énormes fnperfluités?
Ces gens faftueux ne favent pas ce que coûte de
gémifferherts la dorure qui lés couvre : allez donc ,
nommes fomptueufement pervers , orgueilleux inhumains
, allez darts' cefte chaumière, voyez-y votre
femblable exténué par la faim , n’ayant plus la
force de défendre fa fubfiftanCe qu’on lui arrache
pour en galonrter l’habit de Vos valets : femblables à
Saturne , ou plutôt à des bêtes plus féroces encore ,
vous dévorez les enfans de l’état. Si toute affection
naturellè eft éteinte en vo u s, fi vous l’ofez fans
mourir de douleur , regardez ces viétimes innocentes
de VOS débordemens, pendues à un fein que vous
avez flétri par la mifere, vous les nourriffez de fang,
& vous en faites verfer des larmes à leurs meres :
vous répondrez à la nature de la deftruftion de tant
d’êtres, qui rte voyent le jour que pour être immolés
à votre meurtrière opulence ; vous lui répondrez
de tous-ceux qui n’auront pas été produits,
& des poftérités dont vous aurez caûfé la perte, en
defiechant par le befoin les fources de la génération
dans Ceux par qui elles de voient être engendrées.
Mon deffein n’eft pas de porter plus loin , pour le
prêtent, ces-réflexions fur les effets du luxe. Je n’examinerai
pas non phis jufqu’ à quel point il peut être
-tïéc'e'ffairë , mais je croirai toujours que dans tout
-état bien adminiftré, qui par l’étendue, la pofition ,
& la fertilité de fbn f o l , produit abondamment au-
delà^ de tous les befoins , fa mefure doit être la consommation
dufuperflu ; s’il l’excède , c’eft alors un
torrent que rien ne peut arrêter. Je dévéloperai plus
loin ces idées.
Les lois ne réprimeront pas plus le luxe que les
moeurs ; la cenfure put bien les maintenir à Rome
tant qü’il y en eut, mais elle ne les y auroit pas rétablies
quand la dépravation les eut détruites ; la vertu
ne «’ordonne point, e’eft l’exemple 6c l’eftime qu’on
lui accorde qui la font aimer , 6c qui invitent à la
pratiquer. Si le prince ne diftingue que le mérite
perfbnnel, s’il n’accneîlle que ceux qui font honnêtes
& modeftes , les hommes le deviendront. Sorts
les Antonins il eût été difficile d’ être pervers & faf-
tueux ; il leferoit encore fous un prince de nos jours,
qui fait à fi jufte titre, & partant de qualitésréunies,
l ’admiration de l’Eirrope après l’avoir étonnée.
Avec de quoi fuffire feulement au néceflaire, il
-eff rare de fonger âu'fttpërflù ; le goût de ïa dépende
& des voluptés ne vient qu’avec les moyens d’y
fatisfaire: ces moyens ont deux fources originaires
& principales- ; les ridheffes qui s’acquierent aux dé-
pertsdés revenus publia , 6c celles que procurent
les bénéfices du commerce.
Mais le commerce des fuperfluités , qui fèul produit
des gains allez confidérables polir exciter le lux
e , fnppofe ün luxe pré'éxiftant, qui lui a donné l’être.
Ainfi les gains du COmmerce qui l’entretiennent
& Paccroiffent, ne font-que des moyens fëCondai-
res 6c acceffoires ; la màüVâife économie des revenus
publics en eft la première caufe , comme elle
eft auffi celle qui fourmt-àfa fubfiftance.
Une âdminiftration fage & bienrégléè' , qtii flè
permettroit aucunes dépradations dans la recette 8è
dans la dépenfe de ces revenus , qui ne laifferoit aucune
poffibilité à ces fortunes immenfes, illégitimes
& fcandaleules, qui fe font par leurmaniment, ta-
riroit fans autre reglement la fource & les canaux du
luxe ; comme il s’augmente toujours en raifort dou-
ble, triple, quadruple, & davantage defes moyens,
les profits du commerce lui deviendroient bientôt
infuffifans ; les richeffes du fifc ne fervant plus à re-
nouveller celles qu’ il diffipe, il fe confumeroit lui-
même , & finiroit par fe détruire , ou du -moins fe
modérer ; les grands feuls le foutiendroient par of-
tentation; mais ce feroit au plus l’affaire d ’une génération
, celle qui la fuivroit ne feroit point en état
d’en ayoir ; ils ne laifferoient que des defcendans
ruinés , & peut-être n’y auroit-il pas grand mal ; plus
rapprochés des autres citoyens , ils en fentiroient
mieux la reffemblance qu’ils ont avec eux , 6c qué
les richeffes font méconnoître à leurs poffeffeurs. Solon
difoit que celui qui a dijjîpé fort bien foit roturier.
Il n’y auroit pas à douter de l’efficacité de ces
moyens, fur-tout fi on y joignoit l’exemple, & que
tout ce qui eft augufte fût fimple. Dans les gouvernement
fages on n’a pas été moins attentif à reprimer
le luxe de la fuperftition, que celui de la vanité ;
les lois de Licurgue & de Platon font admirables à
cet égard.
La magnificence du culte public excite celle des
particuliers •• on veut toujours imiter ce qu’on admire,
le plus ; quand on dit que cette magnificence eft né-,
ceffaire pour infpirer au peuple la vénération qu’il
doit avoir pour l’objet de fa croyance, on en donne,
une idée bien mefquine. Il me femble que les premiers
chrétiens en avoient une plus grande ; ils,
avoient, dit O rigène, de l’horreur pour les temples
, pour les autels, pour les fimulacres : c’ eft en
effet au milieu de l’univers qu’il faut adorer celui
qu’on croit l’auteur de tous les efpaces, de tous les
corps, 6c de tous les êtres : un autel de pierre élevé
fur la hauteur d’une colline, d’oii la vue fe perdroiç
au loin dans l’étendue d’un vafte horifon , feroit
plus augufte 6c plus digne de fa majefté , que ces édifices
humains où fa puiffance 6c fa grandeur parojf-i
fent refferrées entre quatre colonnes , où il eft re*
préfenté décoré comme un être faftueux 6c vain.
Le peuple fe familiarife avec la pompe 6c les céré»
monies , d’autant plus aifément qu’étant pratiquées
par fes femblables , elles font plus proches de lu i , 6c
moins propres à lui en impofer ; bientôt elles deviennent
un fimple objet de cüriofité , 6c l’habitude
finit par les lui rendre indifférentes. Si la finax®
ne fe célébroit qu’une fois l’année , 6c qu’on fe raf-
femblât de divers endroits pour y affifter , comme
on faifoit aux jeux olïmpiques , elle feroit bien d'une
autre importance parmi ceux qui pratiquent ce rite.
C ’eft le fort de toutes chofesde devenir moins véné-r
râbles en devenant plus communes, 6c moins mer*
veilleufes en vieilliffant.
D ’ailleurs les richeffes enfouies dans les trésoreries
, font entièrement perdues pour la fociété , 8c
pour les peuples qui les fourniffent une furcharge de
p lus, dont ils ne tirent aucune utilité : on pouvok
ôter du moins l’habillement d’or que Périelès fit faire
,pour la Pallas d’Athènes,afin, difoit-il, de s ’enfervir
dans les befoins publics.
Airtfi le lux e , quel que foit fon objet, eft fatal à
la profpérité publique & à la fureté des fociétés. La
pureté des moeurs eft fans doute leur plus ferme
appui ; mais quand il feroit poffible d’en prévenir la
dégradation générale , il eft des créatures nialheu’«
reùfemént nées pour qui il faut un frein plus fort J
6c l’honnêteté publique ne fuffiroit pas $ fans la
crainte des lois 6c des peines qu’ elles prononcent,
pour contenir les malfaiteurs.
La fureté commune 6c particulière exigent des
magiftrats qui veillent fans ceffe à l’ exécution des
lois: pour que la vie ne foit point a la merci d’un
affaffiny portique les biens ne foient point la proie
d’un raviffeur ; il faut -qu’unè police exa£le & continuelle
écarte les brigands des cités 6c des campagnes:
pour vacquer à fes affaires, & communiquer dans
tous les endroits où elles obligent de fe tranfporter,
les routes doivent être commodes, fures ; on a pratiqué
des grands" Chemins 6c bâti des ponts à grands
frais ; ce n’eft point affez : fi on ne les entretient, 6c
avec eux dés troupes pour les garder, on ne pourra
les fréquenter fans rifquer la perte de fa vie ou celle
de fa: fortune. Ilfàut enfin dans chaque lieu ou dans
chaque canton des juges civils qui vous protègent
contre la mauVâife foi d’un débiteur, ou celle d’un
plaideur injufte, 6c qui vous garantiffe des entreprîtes
dü méchant."
Pour empêcher la corruption de l’air & les maladies
qui en réfultëroient, il faut maintenir la propreté
dans les ville s, & pratiquer en un mot une
infinité de chofes également utiles 6c commodes
pour le public ; comme il eft l’unique objet de ces
précautions, il eft jufte qu’ il en fupporte la dépenfe :
la contribution que chacun y fournit a donc encore
pour principe & pour effet l’avantage général 6c
l ’utilité particulière des citoyens.
IV. Nous avons dit que toute fociété avoit pour
Caufe fondamentale de l'on inftitution, la défente &
la confervation commune de tous, & celle de fes
membres en particulier ; nous venons de voir par
combien de^efforts toujours âgiffans les forces de
l ’état font dirigées vers cette fin ; mais l ’état n’eft
qu’un être abftrait qui ne peut faire ufage lui - même
de fes forces,& qui a befoin d’un agent pour les mettre
en aélion au profit de la communauté. La fociété
ne peut veiller elle-même fur fa confervation & fur
■ celle de fes membres. Il faudroit qu’elle fût incef-
iamment affemblée, ce qui feroit non-feulement im-
ratiquable, mais même contraire à fon but. Les
omraes ne fe font réunis 6c n’ont affocfé leur puiffance
que pour jouir individuellement d’une plus
grande liberté morale & civ ile; & puis une fociété
qui veilieroit fans ceffe fur tous fes membres, ne
feroit plus une fociété, ce feroit un état fans peuple
, un fouverain fans fujets, une cité fans citoyens.
-Le furveillant 6c le furveillé ne peuvent être le
-même ; fi tous les citoyens veilloient, fur qui veil-
leroient-ils ?' Voilà pourquoi tous ceux qui ont écrit
avec quelques principes fur la politique, ont établi
que le peuple avoit feul la puiffance légiflative,
mais qu’il ne pouvoit avoir en même tems la puiffance
exécutrice. Le pouvoir de faire exécuter par
chacun les conventions de l’affociation civ ile , & de
maintenir le corps politique dans les rapports où il
doit être avec fes voifins, doit être dans un continuel
exercice. U faut donc introduire une puiffance
correfpondante où toutes les forces de l’état fe réunifient,
qui foit un point central où elles fe raffem-
blent, 6c qui les faffe agir félon le bien commun,
qui foit enfin le gardien de la liberté civile & politique
du corps entier & de chacun de fes membres.
Le pouvoir intermédiaire eft ce qu’on appelle
gouvernement, de quelque efpece ou forme qù’il
puiffe être; d’où l’on peut conclure évidemment que
le gouvernement n’eft point l’état, mais un corps
particulier conftitué pour le régir fuivant fes lois.
Ainfi l’adminiftration fuprème, fans être l’état, le
repréfente, exerce fes droits, 6c l’acquitte envers les
citoyens de fes obligations ; fans puiffance par elle-
même, maisdépofitaire de la puiffance générale, elle
a droit d’exiger de tous la contribution qui doit la
former ; 6c chacun en fatisfaifant aux charges que
le gouvernement impofe-à cet égard, ne mit que
s’acquitter envers lui - même 6c envers la fociété ,
du tribut de fes forces qu’il s’eft engagé de lui fournir
, foit en s’unifiant pour la former, foit en reftant
uni pour la perpétuer 6c vivre en fureté fous la pro-
teélion des armes & des lois.
V. Mais la fomme des befoins publics ne peut jamais
excéder la fomme de toutes les forces, elle ne
peut même pas être égale ; il n’en refteroit plus pour
la confervation particulière des individus : ils péri-
roient & l’état avec eux. •
Une confervation générale qui réduiroit les particuliers
à une exiftence miférable , reflenibleroit à
celle d’un être dont on décharneroit les membres'
pour le faire vivre ; ce feroit une chimere. Si elle
exige au - delà du fuperflu de leur néceflaire, quel
intérêt auroient les peuples à cette confervation qui
les anéantiroit ? Celle de foi - même eft le premier
devoir que la nature impofe aux hommes, 6c même
' l?intérêt de la fociété. Le gouvernement qui n’eft
établi que pour la garantir 6c rendre la condition
de chacun la meilleure qu’il eft poffible, condition
pourtant qui doit varier fans ceffe fuivant.les cir- '
confiances , ne peut rien exiger de préjudiciable à
cette confervation individuelle, qui lui eft antérieure,
mais feulement ce qui eft indifpenfable pour
l’affurer en tout ce qui doit y contribuer, autrement
il agiroit contradictoirement à la nature 6c à
la fin de fon inftitution.
Ces idées du pouvoir exercé fur les citoyens au
nom de la fociété ne font point arbitraires ; il eft im-
poffible de s’en former aucune des fociétés, fans
avoir celles-ci en même tems. Plus la liberté va fe
dégradant, plus elles s’obfcurciffent ; où l’autorité
eft abfolue & par conféquent illégitime , elles font
entièrement perdues ; c’ eft-là qu’on voit la querelle
abfurde de l’eftomac avec les membres, & la ligue
ridicule des membres contré l’eftomac ; là les chefs
commandent 6c ne gouvernent point. D e - là vient
que dans les états defpotiques tout le monde fe
croit capable de gouverner, & qu’on immole iuf-
qu’à l’honnêteté à l’ambition d’y parvenir. Avec le
pouvoir de la faire exécuter, il ne faut avoir qu’une
volonté ; 6c qui eft-.ce qui en manque quand il s’ agit
de prédominer aux autres ? .
Si on ne voyoit dans les dignités, du miniftere
que les follicitudes continuelles qui en font infépa-
rables ; .que l’étendue 6c la multiplicité des pénibles
devoirs qu’elles impofent ; que la fupériorité de ta-,
lens 6c l’univerfalite de connoiffances qu’il faut pour
les remplir ; fi ce n’étoit enfin l’envie de dominer
& d’acquérir des richeffes qui les fît defirer., loin
de les rechercher avec tant d’avidité, il n’y a per-:
fonne qui ne tremblât de fuccomber fous un fardeau
fi pelant. Il n’y a pas un vifir qui voulût l’être.
C’eft une terrible charge que d’avoir à répondre
à tout un peuple de fon bonheur 6c de fa tranquillité.
Séleucus en fentoit le poids lorfqu’il affirmoit
que fi l’on favoit combien les foins de gouverner
font laborieux, on ne daigneroit pas ramaffer un diadème
quand on le trouveroit en chemin ; & Roque-
laure difoit une chofe de grand fens à Henri IV. lorfqu’il
lui répondoit, que pour tous fes tréfors il ne
voudroit pas faire le métier que faifoit Sully.
Ce n’eft point en effet , comme quelques-uns
l’ont penfé, parce qu’il y a des, êtres qui foient particulièrement
deftinés par la nature à marcher fur
la tête des autres , qu’il y a des fociétés civiles 6c
des gouvernemens. Grotius, & ceux qui ont ofé
avancer avec lui cette propofition, auffi abfurde
qu’injurieufe à l’efpece humaine, ont abufé de ce
qu’Ariftote avoit dit avant eux. -Nul n’a reçu de la
nature le droit de commander à fon femblable ; au