» renoncé ait monde & à tout ce qui eft du monde ; ,
» ni pour acquérir les honneurs, croy ant qu’il n’y -a j
» rien qui nous convienne moins que les emplois
» publics ; ni pour fauver nos vies , car nous en re-
» gardons la perte comme un bonheur. Nobis omnis
glorice , & dignitaris ardorc frigtntibus, &c. (T e r t .
np. )
Cette doftrine n’eft certainement pas propre à
foire des défendeurs de la patrie ; mais c’èft celle de
Tertulien qu’il fera toujours poflible de ramner à
unfentiment plus conforme à l’intérêt public , par la
diftinélion qu’on a faite tant de fois des préceptes 8c
des confeils , des ordres pour l ’établiffament du
chriftianifme d’avec le chriftianfme mëmeP
Or , pat* ces diftinélions tout fe réduit à la morale
de l’Evangile : & qu’eft-elle autre chofe que la morale
univerfelle gravée dans tous les coeurs par la nature
, & reconnue dans tous les hommes par la raifon ?
Celui qui aura les vertus fociales, fans être d’aucune
feéle , fera un homme jufte 8c raifonnable ,
pénétré des devoirs que la nature & fon état de citoyen
lui impofent, fidele à les remplir, 8c à rendre
tout ce qu’il doit à l’humanité 8c à la fociété dont il
fait partie.
Mais ne faites aucune diftinétion des tems , 8c
confondez les confeils avec les préceptes, & le même
homme ne fera plus qu’un étranger exilé fur la
terre, oii rien ne peut l’attacher. Enivré des félicités
éternelles, il n’a garde de s’occuper de ce qui les lui
feroit perdre. Le meilleur citoyen, fera partagé entre
cet intérêt qui le- dominera , 8c celui de fa patrie.
C ’eft beaucoup encore s’il les balance ; lequel pré-
ferera-t-il? pour contribuer au maintien 8c au repos
de la fociété civile dont il eft membre , pour remplir
fes engagemens envers elle & fes femblables, facri-
fiera-t-ii le bonheur infini qui l’attend dans la patrie
célefte,& rifquera-t-il en le perdant, de s’ expofer à des
malheurs aufli longs? Pour obtenir l’un 8c éviter l’autre
, il abjurera donc toutes vertus humaines 8c fociales
, & on ne pourra l’en blâmer, car c’eft ce qu’il
a de mieux à foire.
« Cette merveilleufe attente des biens ineffables
» d’une autre vie , dit un philofophe , doit dépri-
» mer la valeur 8c ralentir la pourfuitc des chofes
» paffageres de c e lle -c i. Une créature poffédée
» d’un "intérêt fi particulier & fi grand, pourroit
« compter le relie pour rien, 8c toute occupée de
» fon lalut éternel, traiter quelquefois comme des
» diftraâions méprifables 8c des affe&ions v ile s, ter-
» reftres , & momentanées, les douceurs de l’ami-
» tié , les lois du fang 8c les devoirs de l’humanité.
» U n e imagination frappée de la forte décriera peut-
» être les avantages temporels de la bonté, 8c les
» récompenfes naturelles de la v e r tu , élevera juf-
» qu’aux nues la félicité des méchans , & déclarera
» dans les accès d’un zèle inconfidéré, que fans Üat-
» tente, des biens futurs , & fans la crainte des peines
» éternelles , elle renoncer oit à la probité pour fe livrer
» entièrement à la débauche,au crime & a la dépravation;
» ce qui montre que rien ne feroit plus fatal à la vertu
» qu’une croyance incertaine & vague des récom-
» penfes 8c des châtimens à venir (ejjaifur le mérite
& la venu) : on peut ajouter qu’elle ne l’eft pas moins
à la tranquillité & à la cbnfervation des empires. Elle
doit réduire les plus gens de bien à la cruelle alternative.
d’être irréligieux ou dénaturés 8c mauvais
citoyens.
Mais qu’on ne dife pas que la religion exige cet abandon
total 8c fimefte des devoirs humains. Si on lit: E t
omnis qui rcliquent dominum, vel fratres aut patrem ,
aut matrem, aut filios, aut agros propter nomen meum,
centuplum accipiet & vitam ceternam pojfidebit ( Matth.
Ch. x ix. ÿ . z $ . 6* Luc , ch. x iv.) S i quis venit ad'me
& non odit patrem fuum , & matrem , & uxorem , &
filio s , 6* fratres, & forores , adhuc autem & animant
fitath, & venit pofl me, nonpotefl meus tffe difcipulus.
Il eft confiant que ces paroles s’adreffent principalement
à ceux que J. C . appelloit à l’apoftolat qui
exige en effet tous ces facrinces.
Prétendre y affujettir indiftinélement tout le
monde, c’ eft transformer la fociété en un monafte-
re ; & l’on eft alors en droit de demander qui eft-cc
qui retiendra les hommes, quelle autorité les empêchera
d’être dénaturés 8c indifférens à toute liai-
fociale, 8c que deviendra la république, fi pourfe
rendre plus dignes encore des récompenfes qui font
promifes, on vit éloigné du commerce des, femmes ,
8c fi pour accélérer fa ruine par une plus prompte
deftrudtion de l’ efpece, les jeûnes & les macérations
fe joignent aux infraélions de toutes les lois naturelles
8c civiles.
La fociété ne petit fubfifter fons l’union des forces
de tous ceux qui la compofent ; que deviendra-t-elle
f i , comme il feroit preferit, & comme l’exigeroit l’importance
de là chofe, ils étoient uniquement occupés
du foin de leur falut ; s’ils vivoient ainfi qu’ils le de-
vroient, félon Tertulien, dans l’abnégation de tout
intérêt public, dans la contemplation 8c l’oifiveté, &
refufant tout travail qui feul produit les richeffes 8c la
puiffance du corps politique ?
Les anciens ne déifioient que les hommes qui
avoient rendu des fervices fignalés à la patrie, par-là
ils invitoient les autres à lui être utiles. Les modernes
femblent n’avoir réferyé cet honneur qu’à ceux
qui fe font le plus efforcés de lui nuire, & qui au-
roient produit fa ruine , fi leur exemple eût été
fuivi.
Quand donc pour foumettre les peuples à ces opinions
deftru&ives , le magiftrat emploie la force ,
dont il n’eft dépofitaire que pour en faire ufage à leur
profit, c’eft un homme qui prête fon épée à un autre
pour le tu e r, ou qui s’en lèrt pour s’affaffiner lui-
même.
S a lus populi fuprema lex e(lo. Les gouvernemens
les plus fiables 8c les plus heureux ont été ceux oîi
rien n’a prévalu fur cette maxime, oii la loi civile a
été la feule réglé des aélions des hommes, oii tous y
ont été fournis, 8c n’ont été fournis qu’à cela. Qu’importe
au gouvernement & à la c ité, comment penfe
un citoyen fur des matières abftraites & métaphysiques
, pourvu qu’il fafl'e le bien , 8c qu’il foit jufte
envers les autres & lui-même 1 Les citoyens fe font
garantis réciproquement leur conferyation temporelle
8c civile ; voilà ce qui importe à tous que chacun
rempliffe ; mais quelqu’un s ’eft-il rendu garant
| du falut d’un autre ? Qui eft-ce qui a le droit de pref-
crire à ma confidence ce qu’elle doit croire ou re-
jetter? Je n’en ai moi-même le pouvoir que p^r la
raifon.
Elle fe perfuade encore moins par la violence; & ,
comme dit très-bien Montagne, c’eft mettre fes conjectures
à bien haut prix que d’en faire cuire un homme
tout vif. Denis, le fléau de la Sicile, fait mourir
un Marcias, qui avoit rêvé qu’il l’affaffineroit. Je le
conçois, Denis étoit un tyran ; mais qu’avoient rêvé
ces vaudois, de qui le feigneur de Langjey mar-
quoit à François I. « Ce font des gens qui depuis
» 300 ans ont défriché des terres & en jouiffent au
» moyen d’une rente qu’ils font aux propriétaires ,
» 8c qui, par un travail affidu , les ont rendu ferti-
» les ; qui font laborieux 8c fobres ; qui au-lieu d’eni-
» ployer leur argent à plaider, l’emploient au fou-
» lagémënt des pauvres ; qui payent régulièrement
» la taille au r o i , & les droits à leurs fèigneurs ;
» dont les fréquentes prières 8c les moeurs innocen-
» tes témoignent qu’ils craignent Dieu » ?
Qu’avoient fa it , dis-je , ces citoyens vertueux ,
fideles & laborieux , pour être maffacrés avec des
cruautés qu’on ne peut lire dans le p. de Thou fans
être faifi d’horreur 8c de compaflion ? Et le fouve-
rain qui eut le malheur d’y fouferire , qu’étoit-il ?
Helas, un homme, rempli d’ailleurs des qualités les
plus eftimables , mais indignement trompe par la fu-
perftition & aveuglé par le fanatifme.
Une chofe qui mérite d’être remarquée, 8c que je
ne crois pas l’avoir encore été. C ’eft que dans l’im-
poflibilité de nier enfuite.l’atrocité de ces crimes,
ceux qui en font les auteurs ofent y ajouter celui
d’en accufer la politique des princes. C’eft par elle ,
difent-ils, que des millions d’hommes ont été exterminés
, la religion n’y eut aucune part. Un de ces
apologiftes du crime , q u i, pour applaudir aux de-
îeftables fureurs de leurs femblables, tremperoient
fans remords leur plume dans le fang humain qu’ils
ont fait couler, n’a pas craint d’outrager en même
tems la nature 8c les fouverains, en foutenant cette
coupable affertion dans un ouyrage qui excite l ’indignation
, 8c qui auroit certainement attiré fur l’auteur
la vengeance publique, fi cet auteur n’a voit
prudemment quitté un pays dont il n’auroit pas dépendu
de lui que le fol ne fût encore jonché des cadavres
de fes h ibitans. Voye^ l'apol. de la S . Barthe-
lemi, par l'abbé de Caveyrac.
Sans doute la vraie religion condamne ces meurtres
abominables ; mais comme ce n’eft pas de celle-
là dont il s’a g it , c’eft une fourberie d’autant plus
criminelle de vouloir en difeulper l’autre aux dépens
de la puiffance c iv ile , qu’ellè tend à rendre les fouverains
odieux, en rejettantfür eux les horreurs dont
elle s’eft rendue coupable.
L ’intérêt a dit que les préjugés religieux étoient
utiles, même néceffaires aux peuples, la ftupidité l’a
répété & on l’a cru. Si le volm’étoit point puni par
la loi civile , ils ne le reprimeroient pas plus qu’ ils repriment
l’adultere qu’ils condamnent aufli fortement,
& qu’ils menacent des mêmes peines. U faut donc
d’autres opinions pour que les républiques foient
heureufes 8c tranquilles, car fans doute elles ne fau-
roient l ’être avec des citoyens injuftes & méchans.
On lit dans Vefprit des lois : « Il ne faut pas beau-
» coup de probité pour qu’un gouvernement monar-
» chique ou un gouvernement defpotique fe main-
» tienne 8c fe foutienne. La force des lois dans l’un,
» le bras du prince toujours levé dans l’autre , re-
» glent ou contiennent tout; mais dans un état po-
» pulaire, il faut un reffort de plus, qui eft la vertu ».
Cette propofition prife dans un fens ftriél & étroit
ne paroîtroit ni jufte, ni favorable au gouvernement
monarchique, 8c c’eft avec raifon que M. de Volt,
a remarqué que la vertu eft d’autant plus néceffaire
dans un gouvernement , qu’il y a plus de féduôion
que dans tout autre.
Mais celui qui a dit ailleurs : « les moeurs du prince
» contribuent autant à la liberté que les lois ; il peut
>> comme elles, foire des hommes des bêtes, 8c des
» bêtes des hommes. S’il aime les âmes libres , il
» aura des fujets ; s’ il aime les âmes baffes, il aura
» des efclavéSi Veut-il favoir le grand art de regner?
» qu’il approche de lui l’honneur 8c la vertu ; qu’ il
» appelle le mérite perfonnel, qu’il gagne les coeurs;
» mais qu’il ne captive point l’efprit». Celui,dis-je,
qui a fi bien fenti le pouvoir 8c l’utilité de la vertu ,
n’a pas pu penfer qu’ elle-fût moins néceffaire dans un
endroit que dans un autre : quelle différence y a-t-il
entre le glaive de la loi 8c celui dont le prince eft armé?
L ’un & l’autre menacent, 8c l’obéiffance qui en
jéfulte eft également l’effet de la crainte. Si elle produit
la tranquillité dans les états defpotiques , c’eft
que les hommes abrutis y ont perdu le fentiment de
leur dignité, & jufqu’à celui de leur exiftence ; ce
font,pour me fervir d’une exprefiion dont on ne peut
augmenter l’énergie, des corps morts enfevelis les
uns auprès des autres; mais partout ailleurs, la crainte
ne produira jamais qu’une tranquillité incertaine 8c
inquiette ; elle eft à l’ame ce que les chaînes font au
corps, l’un 8c l’autre tendent fans ceffe à s’en délivrer.
La loi menaçoit-elle moins après Céfar, T ib e re ,
Caius, Néron , Domitien ? f i pourtant les Romains
devinrent plus efclaves ; défi que tous les coups portèrent
fu r les tyrans, & aucun fu r la tyrannie : l’empire en
fut-il plus affermi ? les progrès de fon affoibliffement
fuivirent ceux de la perte de la vertu. Ce qui rendit
Rome incapable de recevoir la liberté, lorfque Silla
la lui offrit, rendit les Romains incapables defen-
tir leur efclavage > 8c les empêcha de défendre 8c de
foutenir l’empire ; toute l’autorité de la loi n’en put
empêcher la perte, comme ellen’avoit pû empêcher
celle de la vertu 8c des moeurs.
La politique des Grecs ne connoiffoit rien de fi
puiffant que la vertu, pour foutenir les républiques.
En-vain commandera la loi & la force avec elle ,
elle n’affurera point le repos ni la durée de l’é ta t, fi
c’eft la crainte 8c non l’amour de la juftice qui fait
obferyer fes ordonnances. Lorfque les Athéniens
fouffrirent que Démétrius de Phalere les.fït dénombrer
dans un marché comme des efclaves ; lorfqu’ils
combattirent avec tant de peines 8c fi peu de courage
contre Philippe , ils étoient aufli nombreux que
lorfqu’ils défendoient feuls laGrece contre le grand
monarque de l’Afie , 8c qu’ ils firent tant d’autres actions
héroïques ; mais ils étoient moins vertueux 8c
moins touchés des chofes honnêtes. Une nation qui
fait des lois pour condamner à mort quiconque pro-
pofera d’employer à un autre ufage l’argent deftiné
pour les fpe&acles , prépare fes mains aux fe rs, 8c
n’attend que l’ inftant de les recevoir pour les porter.
Dans tous les tems, & , dans toutes les fortes de
gouvernemens, la même caufe a produit & produira
toujours les mêmes effets : on a dit , point de monarque
fans noblejfe , point de noblejje fans monarchie.
J ’aimerois mieux dire, point de monarchie fans moeurs ,
point de moeurs fans un gouvernement vertueux.
Tout eft perdu,quand l’or eft le prix,de tout);
quand le crédit, la confidération, les dignités , &
l’eftime de fes femblables , font devenus le lot des
richeffes. Qui eft-ce qui préférera la vertu , le jufte,
l’honnête, aux défirs d’en acquérir, puiftiue fans
elles on n’eft çien , & qu’avec elles on eft tout ? quis
enim virtutem ampleclitur ipfam, proerniafitollas? Alors
ce n’eft plus le mérite des allions qui détermine à les
faire , c’eft le prix qu’elles vaudront. A Rome les
couronnes triomphales 8c civiques , c’eft-à-dire lés
plus illuftres, étoient de feuilles de laurier 8c de chêne
; les autres étoient d’or. Quoi donc ! ceux qui
obtenoient les premières n’étoient-ils pas affez re-
compenfé d’avoir augmenté la gloire de leur patrie,
ou d’en avoir fauvé un citoy en ; mais ce n’eft plus ce
qui touche, & ce ne font plus des couronnes qu’il
faudroit, ce font des monceaux d’or. Il eft .fi v r a i,
que quand il re$e des moeurs à un peuple, c’eft l’honneur
feul qui le touche , que les couronnes.de lierre
que Caton fit diftribuer , furent préférées aux
couronnes d’or de fon collègue ; c’eft que fi. la couronne
eft d’o r , elle a perdu fa valeur.
Le luxe e x c e flif, en dépravant les moeurs. multipliant
les bèfoins à l’excès , a produit cette avidité
fi funefte à la vertu & à la profpérité des empires.
Comment fatisfaire à des füperfluités, fi vaftes;, ay'ec
une récompenfe honorable ! les marques de diftinc-
tion , l’eftime de fes concitoyens, font déprifées;
on veut étonner par fa magnificence, 8c non pas
faire admirer fa vertu : on veut dépouiller la confidération
avec fes habits, comme Hérodote difoit
que les feaunes dépouilloient la honte avec la che*
mife»