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cun n’a celui de l’acheter , & l’efclave qui s’eft vendu
hier en a fi peu le pouvoir, que dans le droit naturel,
s’il avoit la force de le foutenir, il pourroit
dire aujourd’hui à celui qui l’a acheté, qu’il eft fon
maître.
On .déplore le joug que la raifon & la vérité
ont porté dans tous les teins, quand on lit dans
Grotius. « Si un particulier peut aliéner fa liberté 8c
» fe rendre efclave d’un maître, pourquoi tout un
» peuple ne le pourroit-il pas » ? on s’afflige d’entendre
cet homme de bien 8c de génie affirmer, « que
» tout pouvoir humain n’eft point établi pour le
»bonheur de ceux qui font gouvernés » .N o n fans
doute fx c’eft par le fait qu’il en juge ; mais dans le
droit, quel feroit donc le motif qui auroit déterminé
les hommes à fe foumettre à une autorité, fi
le bonheur commun n’en avoit été l’objet ?
Ariftote a dit qu’ils ne font point naturellement
égaux, que les uns naiffent pour l’efclavage, les autres
pour 4oniiner ; mais il n’en falloit pas conclure,
que l’efclavage fut de droit naturel, il falloit expliquer
la penfée d’Ariftote par la diverfité des facul-%
tés que la nature accorde aux hommes : les uns naiffent
avec plus d’élévation dans le génie 8c des qualités
plus propres à gouverner ; les autres avec le be-
foin de l’ être & des difpofitions à fe laiffer conduire.
C e ft ainfx que fuivant l’iiluftre auteur de VEJfai fu r
Vhijloire générale, la maréchale d’Ancre répondit à
fes juges, qu’elle avoit gouverné Catherine de Mé-
dicis, par le pouvoir que les âmes fortes doivent
avoir fur lés foibles ; 8c que ce beau génie dans tous
les genres fait encore dire à Mahomet, dans fa tragédie
du fanatifme, qu’il, veut dominer par U droit
qu'un efprit va fie b ferme en fes dejfeins a fu r L'efprit
groffier des vulgaires humains.
Tels font les uniques droits naturels d’autorité
fur fesfemblables, les autres dépendent des conventions
civiles, 8c on ne fauroit foupçanner qu’ elles
aient eu pour objet l’efclavage de la fociété.
Ce gouvernement étrange,-où le prince eft un
pâtre 8c le peuple un troupeau , oîi l’on outrage la
nature continuellement 8c de fang froid, le defpotif-
me enfin, ne fut jamais infpiré par elle ; les hommes
en ont eu l’exemple 8c non pas l’idée.
Après que les hommes eurent imaginé des êtres
d’une efpece au-deffus de la leu r, à qui ils attribuèrent
des effets dont ils ignoraient les caufes , ils en
firent leurs fouverains, & il dut leur paroître plus
naturel de s’y foumettre qu’à leur femb labiés, de qui
ils n’avoient ni les mêmes maux à craindre , ni les
mêmes biens à efpérer.
Les tems de l’enfance de l ’efpece humaine, c’ eft-
à -dire, ceux où elle a été reproduite dans la nature,
fi fon exiftence n’a pas été continuelle , ou bien toutes
les fois que les fociétés fe font renouvellées après
avoir été détruites par l’antiquité ; ces tems, dis-jé,
ont été ceux de la parfaite égalité parmi les hommes :
la force y dominoit, mais on pouvoit la fu ir , fi on
ne pouvoit y réfifter. Ainfi, la première fujétion générale
dut être à l’autorité des dieux. Ce n’eft que le
tems 8c l’habitude de voir exercer en leurs noms
cette autorité par un homme, qui ont pu vaincre
la répugnance naturelle du pouvoir de quelques-uns
fur tous.
La preuve que les premiers qui tentèrent de s’arroger
ce pouvoir ne s’y croyoient pas autoriféspar eux-
mêmes , ni que les autres fùffent difpofés à leur obéir,
c’efï que tous les légiflateurs primitifs ont eu recours
à quelque divinité pour faire recevoir fous leur auf-
pice les lois qu’ils donnèrent aux peuples qu’ils inf-
tituerent. On trouve dans les traditions des plus anciennes
nations du monde , le régné des dieux 8c
des demi-dieux ; 8c comme, dit Montagne , toute
police a un dieu à fa tête.
V ï N
Le chef n’ en étoit que le miniftre , il annonçoit fes.
volontés , trànfmettoit fes ordres, 8ç n’en donnojt
jamais de lui-même. Souvent ces ordres étoient
cruels , 8c un favant antiquaire a judicieufement remarqué
que la théocratie a pouffé la tyrannie au plus
horrible excès où la démence humaine puiffe parvenir
; que plus ce gouvernement fe diloit divin,,
plus il étoit abominable.
Ç ’eft ainfi que régna un des premiers des légiflateurs,
8c que 20000 hommes fe laiiferentmaffacrer fans ré-
fiftance pour avoir adoré une idole qu’un de fes
proches leur avoit élevée ; c’eft encore parce qu’on
croyoit entendre le grand être ordonner ces facrifices
fanglans, que 24 mille autres furent égorgés fans dé-
fenfe , parce que l’un d’eux avoit couché avec une
étrangère qui etoit du même pays que la femme du
légiflateur.
Infenfiblement les repréfentansdu monarque divin
fe mirent à fa place , ils n’eurent qu’un pas à faire;,
on s’accoutuma à les confondre, ilsrefterent en pof-
feffion du pouvoir abf olu qu’ils n’avoient fait jufqu’a-
lors qu’exercer comme fondés de procuration..
Mais cette erreur des peuples fur leurs defpotes,
qui pour l’être davantage laiffoient fubfifter les apparences
de la théocratie, pouvoit ceffer , 8c les hommes
s’appercevoir qu’ils n’obéiffoient plus qu’à leur
femblable , il valut mieux fe réduire à une opiniou
moins faftueufe 8c plus folide.
Onfe contenta d’avoir reçu de la divinité un pouvoir
abfolu fur la vie 8c fur les biens de fes fembla-
bles : ce partage fut encore affez beau. Samuel en fit
celui de Saiil en le donnant aux Hébreux pour roi ;
8c il s’eft trouvé des hommes afTez vils 8c affez bas
pour faire entendre au maître que cette peinture de
Saüi çontenoit le tableau des droits du fouverain.
« L ’illuftre Bofluet, dit le comte de Boulainvilliers
» bien plus illuftre que lu i , a abufé par mauvaife foi
» des textes de l’Ecriture, pour former de nouvelles
» chaînes à la liberté des hommes, 8c pouraugmen-
» ter le fafte & la dureté des rois. Le fyftême politi-
» que de cet évêque, eft un des plus honteux témoi-
» gnagesde l’indignité de notre fiecle 8c de la co r -
» ruption des coeurs ».
Je ne dis pas que le comte de Boulainvilliers ait
raifon dans cette imputation, 8c que les vues de l’évêque
de Meaux ayent été celles qu’il lui reproche,
mais il faudrait ignorer les principaux faits de l’hifr
toire pour ne pas convenir que dès qu’ils le purent,
les fauteurs des fuperftitions également avides de
richeffes & d’autorité, cherchant à acquérir l’une 8c
l’autre par la ruine 8c l’efclavage de tous, s’efforcèrent
de perfuader le pouvoir fans borne des fouverains
qu’ils tentèrent eux-mêmes de fubjuger après
s’en être fervi pour élever leur puiffance ; mais qu’ils
exaltèrent tant qu’ils en eurent befoin , prêchant à
tous l’obéiffance abfolue à un fe u l, pourvu que ce+
lui-là leur fût fournis ; faifant tout dépendre de lu i ,
pourvu qu’il dépendît d’eux.
C’eft ce qui leur a valu toute l’autorité que leur
donna Conftantin par fes lo is , 8c toute celle qu’ils
ont eue fous les roisVifigoths. On peut voir dans Suidas
, dans Me^eray 8c dans beaucoup d’autres hifto-
riens , combien fous ces princes ils abuferent, à la
ruine de la fociété, de cette maxime, toutepuiflanc?
vient dlen haut. Maxime qui difpenferoit ceux qui
voudraient s’ en prévaloir des apparences mêmes
de la juftice, qui les débarrafferoit de tout frein, 8c
les affranchirait de tout remords.
On auroit penfé plus jufte 8c parlé plus fenfément,
l’autorité des fouverains en eût été plus affermie, fi
l’on eût dit : toute puiffance vient de la nature & de- la
raifon, par qui tout homme doit régler fe s actions. Car
toute puiffance n’eft établie 8c ne doit s’exercer que
par «lies. C ’eft la raifon qui a voulu que les homme?
réunis
V I N
îéuiîis en fociété, ne pouvant être gouvernés par
la multitude , rèmiffent à un feul ou à plufieurs,
fuivant leur nombre 8c l’étendue des poffeflions qu’ils
avoient à conferver, le pouvoir de les gouverner ,
fuivant les conventions 8c les lois de la fociété qu’ils
avoient formée.
C’eft encore la raifon qui veut que ceux à qui
cette autorité eft confiée en u fent, non félon la force
dont ils font dépofitaires , mais conformément à ces
mêmes lois , q u i, dans le fait , bornent toute leur
puiffance au pouvoir de les faire exécuter. On de-
, mandoit à Archidamus qui eft-ce qui gouvernoit à
Sparte : ce font les lo is , dit-il, & puis le magillrat fu ivant
les lois. Il faudrait pouvoir faire'cette réponfe
de tous les gouvernemens du monde.
Je fais bien que Grotius n’a pas été le feul qui ait
penfé d’une façon contraire à ces principes. Hobbes
ne leur paraît pas plus favorable ; mais il ne faut attribuer
ce qu’il femble dire d’analogue aux maximes
du premier , qu’à fes malheurs perfonnels , 8c à la
néceffité des circonftances dans lefquelles il s’eft
trouvé. Ce philofophe s’eft enveloppé : il en eft de
fes ouvrages politiques comme du prince de Machiavel
; ceux qui n’ont vu que le fens apparent qu’ils
préfentent, n’ont point compris le véritable.
Hobbes avoit un autre but ; en y regardant de près,
on voit qu’il n’a fait l’apologie du fouverain , que
pour avoir un prétexte de faire la fatyre de la divinité
à laquelle il le compare, 8c à qui il n’y a pas un
honnête homme qui voulût reffembler.
Cette idée lumineufe 8c jufte ne fe trouverait pas
i c i , fi elle fe fut préfentée plutôt à l’un des plus beaux
géniesde ce fie cle , qui eft l ’auteur de Xarticle Hobb
es de ce Diûionnaire. Elle explique toutes les contradictions
apparentes de l ’un des plus forts logiciens
8c des plus hommes de bien de fon tems.
Comment en effet préfumer qu’un raifonneur fi
profond ait penfé qu’un être quelconque pût donner
fur lui à un autre être de la même efpece un pouvoir
indéfini, 8c qu’en conféquence de cette con-
ceffion, celui-là pût à la vérité être mal-faifant, mais
jamais injufte ? comment imaginer qu’il.ait crû que
celui que le droit de la guerre permettoit de tuer
dans l’état de nature, fe tourner à toutes fortes de
fervices 8c d’obéiffances envers celui qui veut bien
lui conferver la vie à cette condition , 8c que cette
obligation eft, fans reftri&ion, à tout ce qu’il voudra'?
Cette propofition annonce très-diftinttement plufieurs
contra di&ions. i ° . Le vainqueur , d’après cet
affreux fyftême, pourroit exiger du vaincu- qu’il s’ôtât
la vie , qu’il l’ôtât à fon p e re , à fa femme, à fes
enfans , enfin, qu’il facrifiât ce qu’il a de plus che r,
8c il ne s’eft fournis à cet efclavage infâme , que
pour le conferver.
2q. S’il eft vrai qu’il foit dans la nature que le
plus fort tue le plus foible qui lui réfifte , il n’ eft pas
vrai qu’il y foit qu’il le faffe efclave.- On n’en verrait
point dans Pétat de nature , qu’en feroit-on ? Elle
permet de tuer , parce qu’il lui eft fort indifférent
fous quelle forme un être exifte ; il ne s’agit pour
elle que d’une modification de plus ou de m oins, 8c
elle fe fait toujours fans aucune peine 8c fans aucuns
frais de fa part;mais elle ne peut fouffrir l’efclavage,
parce qu’il ne lui eft utile à rien , 8c qu’elle n’a donné
ce droit à aucun être fur un autre.
Où les obligations ne font pas réciproques , les
conventions font nulles ; pour avoir été dite, cette
vérité n’en eft pas moins une. N’eft-ce pas abufer
des mots 8c de la faculté de raifonner, que de dire :
le magiflrat qui tient fon pouvoir de La loi , riejl pas fournis
à la loi ? Malgré S. Auguftin qui l’affirme , 8c
malgré tous les fophifmes' qu’on peut faire pour foutenir
cette affertioninhumaine, il eft clair qu’en tranf-
Tome X V I I ,
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greffant la loi qui lui donne l’autorité , le magiftrat
renverfe les fondemens de fon pouvoir ; qu’en y
fubftituant fa volonté, il fe remet dans l’état de nature
par rapport aux autres, 8c les y reftitue par
rapport à lui ; que chacun reprend alors contre lui
comme il reprend contre tous , le droit de n’avoir
pour réglé que fa volonté : droit auquel on n’avoit
renoncé, que parce qu’il y avoit renoncé lui-même,
8c qu’enfin en violant le pade focial, il difpenfe
envers lui de fon exécution, force tous ceux qui s’y
font fournis à rentrer dans le droit naturel de pourvoir
à leur défenfe qu’ils n’avoient aliénée que pour
y fubroger la loi qui punit les infra&ions faites à la
fociété, comme un moyen moins violent 8c plus
certain d’affurer leur confervation générale 8c individuelle.
Si Hobbes eût réellement prétendu comme il le
d it, 8c comme le penfe férieulement Grotius , qiïun
peuple qui a remis fon droit à un tyran ne fubfifie plus;
ne pourroit-on pas lui répondre qu’en ce cas, le tyran
ne fubfifte plus lui-même. Sur quoi fubfifteroit-il ? la
multitude (comme l’appelle Hobbes après ce droit
remis ) dirait au tyran : « je ne fuis plus le peuple de
» qui vous tenez le droit que vous voulez exercer:
» puifque votre éle&ion m’anéantit : n’étant plus ce
» que j’étois lorfque j’ai contra&é avec vous , étant
» une autre perfonne, je ne fuis plus tenu d’aucune
» des conditions, » 8c ce raifonnement feroit jufte.
Les puiffances avec lefquelles des fouverains détrônés
ont contra&é des obligations d’état, étant fur
le trône, peuvent-elles , lorsqu’ils ne font plus que
des perfonnes privées , exiger d’eux l’exécution de
ces conventions ? Si pendant que le roi Jacques re-
gnoit en Angleterre , la France eût fait avec lui un
traite par lequel il fe fût engagé à lui céder quelque
port de ce royaume , n’eût-eJIe pas été ridicule de
vouloir forcer le même roi Jacques, n’étant plus
que fimple particulier, 8c fon pensionnaire à Saint
Germain, à remplir les conditions du traité, 8c à remettre
le port promis ? Il en eft de même de la multitude
, fi elle ceffe d’être peuple auffi-tôt qu’elle a
conféré à un autre le droit de la gouverner.
Mais nous allons voir Hobbes lui-même fe déceler
8c convenir de ce principe.« Le premier des moyens
» ( dit-il dans un autre chapitre ) par lefquels on
» peut acquérir domination fur une perfonne, eft
» lorfcjuequelqu’un, pour le bien de la paix 8c pour
» l’intérêt de la défenfe commune, s’eft mis de bon
» gre fous la puiffance d’un certain homme ou d’une
» certaine affemblée, apres avoir convenu de quelques
» articles qui doivent être obfervés réciproquement »..
Il ajoute, 8c il faut le remarquer, « défi par ce moyen
» que les fociétés civiles fe font établies ».
Voilà donc les droits des peuples reconnus, ainfi
que les^ obligations des fouverains envers e u x ,
par celui même qui les leur refùfoit, 8c quinioit ces
obligations. Les hommes en mettant tout ce qu’ils
avoient en commun, fe font mis fous la puiffance de
la fociété , pour la maintenir 8c en être protégés. La
fociete en confiant fon droit à un ou plufieurs, ne
l’a fait qu’à la condition de remplir à la décharge les
obligations auxquelles elle eft tenue envers les citoyens.
Il n’eft donc pas vrai que le fouverain à-qui
le peuple a confié le pouvoir de le gouverner, ne
foit plus tenu à rien envers ce même peuple ; car
il lui doit tout ce que la fociété lui devroit elle-même
; 8c ce qu’elle lui d evroit, feroit de le gouverner
félon les conditions énoncées ou tacites auxquelles
chacun a foufcrit en la formant; mais c’eft trop dif-
cuter une vérité trop évidente pour avoir befoin
d’être démontrée.
lien refulte que fi d’un côté, comme nous l’avons
déjà fait v o ir , les citoyens doivent à l’état tout ce
qui eft néceffaire pour fa défenfe 8c fa confervation
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