4 5 § V O L
vertit affiduement que la fanté eft le plus grand de
tous les biens, ou celui du moins fans lequel tous
les autres deviennent inutiles, ne fe font point fentir.
La morale d’Ariftipe, comme on voit, portoitfans
détour à la Volupté,& en cela elle s’ accordoit avec la
morale d’Epicure. IL y avoit cependant entr’eux cette
différence , que le premier regardoit comme une
obligation indifpenfable de fe meler des affaires publiques
, de s’aifujettir dès fa jeuneffe à la fociété ,
en poffédant des charges & dekemplois, en remplif-
fant tous les devoirs de la vie civile ; &c que le^ fécond
confeilloit de fuir le grand monde, de preferer
à l’éclat qui importune, cette douce obfcurite qui fa-
tisfàit de rechercher enfin dans la folitude un fort
indépendant des caprices de la fortune. Cette contrariété
de fentimens entre deux grands philofophes,
donna lieu au ftoïcien Panétius d’appeller en raillant
la volupté d’Ariftipe, lavolupté de-bout, & celle
d’Epicure , la volupté ajjife.
Il s’éleva dans le quatrième fiecle de l’eglife un he-
réfiarque (Jovinian ) qu’on nomma YAriftipè &C l 'E p
i cure des chrétiens, parce qu il ofoit foutenir que la
religion & la volupté n’ étoient point incompatibles ;
paradoxe qu’ il coloroit de fpécieux prétextes , en
dégageant d’une part la volupté de ce qu elle a de
plus groflier ; & de l’autre, en réduifant toutes les
pratiques de la religion à des fimples aûes de charité.
Cette efpece de fyftème féduifit beaucoup de
gens , lur-tout des prêtres & des vierges confacrees
à Dieu ; mais S. Jérôme attaqua ouvertement le perfide
héréfiarque, & fa v ifto ire fut auffi brillante que
complette. « Vous c ro ye z , lui difoit-il, avoir per-
» fuadé ceux qui marchent fur vos traces , detrom-
» pez-vôus, ils étoient déjà perfuadés par les pen-
» chans fecrets de leur coeur ». ^
Jamais réputation n’a plus varie que celle d Epi-
cure ; fes ennemis le decrioient comme un voluptueux
, que l’apparence feule du plaiiir entraînoit
fans ceffe hors de lui-même , & qui ne fortoit de fon
oifiveté que pour fe livrer à la débauché. Ses amis
au-contraire , le dépeignoient comme un fage qui
fuyoit par goût & par raifon le tumulte des alfaires,
qui préféroit un genre de vie bien ménagé, aux fla-
teufes chimères dont l’ambition repaît les autres
hommes, & qui par une judicieufe économie mêloit
les plaifirs à l’étude , & une convention agréable
au Sérieux de la méditation. Cet homme poli &
fimple dans fes maniérés, enfeignoit à éviter tous les
excès qui peuvent déranger la lante, à fe fouftraire
aux impreffions douloureufes, a ne defirer que ce
qu’on peut obtenir, à fe conferver enfin dans une af-
fiette d’efprit tranquille. Au fond cette doârine étoit
très-raifonnable , & l’on ne fauroit nier qu’en prenant
le mot de bonheur comme il le prenoit, la félicité
de l’homme ne confifte dans le plaifir. Epicure
n’a point pris le change , comme prefque tous les
anciens philofophes q u i, en parlant du bonheur ,
fe font attachés non à la caufe formelle , mais à la
caufe efficiente. Pour Epicure , il confidere la béatitude
en elle-mêjne & dans fon état formel, & non
pas félon le rapport qu’elle a à des êtres tout-à-fait
externes, comme font les caufes efficientes. Cette
maniéré de confidérerle bonheur, eft fans doute la
plus exafte & la plus philofophique. Epicure a donc
bien fait de lachoifir, & il s’ en eft fi bien fe rv i, qu’ elle
l’a conduit précifément oit il falloit qu’ il allât.
Le feul dogme que l’on pouvoir établir raisonnablement
, félon cette route , étoit de dire que la béatitude
de l’homme confifte dans le Sentiment du plaifir
, ou en général dans le contentement de l’ elprit.
Cette do&rine ne comporte point pour cela que l’on
établit le bonheur de l’homme dans la bonne chere &
dans les molles amours : car tout au plus ce ne peuvent
être que des caufes efficiente^ , U c’eft de quoi
V O L
il ne s’agit pas ; quand il s’agira des caufes efficientes 1
on vous marquera les meilleures, on vous indiquera
d’un côté les objets les plus capables de conferver la
fanté de votre corps , & de l’autre les occupations
les plus propres à prévenir les chagrins de l’efprit;
on vous prefcrira donc la fobriété , la tempérance,
& le combat contre les paffions tumultueüfês & déréglées
, qui ôtent à l’ame la tranquillité d’efprit qui
ne contribue pas peu à fon bonheur : on vous dira
que la volupté pure ne fe trouve ni dans la fatisfac-
tion des fens, ni dans l’émotion des appétits ; la raifon
en doit être la maîtreffe , elle en doit être la réglé,
les fens n’en font que les miniftres, & ainfi quelques
délices que nous efpérions dans la bonne chere,
dans les plaifirs de la vue, dans les parfums & la mu-
fique , fi nous n’approchons de ces chofes avec une
ame tranquille , nous ferons trompés , nous nous
abuferons d’une fauffe jo ie , & nous prendrons l’ombre
du plaifir pour le plaifir même. Un efprit troublé
& emporté loin de lui par la violence des paffions,
ne fauroit goûter une volupté capable de rendre l’homme
heureux. C’étoient là 1 es voluptés dans lefquelles
Epicure faifoit confifter le bonheur de l’homme. Voici
comment il s’en explique : c’ eft à Ménecée qu’il écrit :
« Encore qile nous difions, mon cher Ménecée, que
» la volupté eft la fin de l’homme, nous n’entendons
» pas parler des voluptés fales & infâmes, & de cel-
» les qui viennent de l ’intempérance & de la fenfua-
» lité. Cette mauvaife opinion eft celle des perfon-
» nés qui ignorent nos préceptes ou qui les com-
» battent, qui les rejettent abfolument ou qui en
» corrompent le vrai fens ». Malgré cette apologie
qu’ il faifoit de l’innocence de fa do&rine contre
la calomnie & l’ignorance , on fe récria fur le mot
de volupté ; les gens qui en étoient déjà gâtés en
abuferent; les ennemis delà fefte s’en prévalurent,
& ainfi le nom d’épicurien devint très-ôdieux. Les
Stoïciens qu’on pourroit nommer les janfénijles du
paganifme, firent tout ce qu’ils purent contre Epicu-
r'e, afin de le rendre odieux &c de le faire perfe-
cuter. Ils lui imputèrent de ruiner le culte des dieux,
& de pouffer dans la débauche le genre humain. Une
s’oublia point dans cette rencontre ; il fut penfer &
agir en philofophe ; il expofa fes fentimens aux yeux
du public ; il fit des ouvrages de piété ; il recommanda
la vénération des dieux, la fobriété, la continence
; il ne fe plaignit point des bruits injurieux qu’on
verfoit fur lui à pleines mains. « J ’aime mieux, di-
» foit-il les fouffrir & les pafferfous filence , que de
• » troubler par une guerre défagréable la douceur de
» mon repos». Aufli le public , du moins celui qui
veut corinoître avant que de jug e r, fe declara-t-11
en toutes les occafions pour Epicure ; il eftimoitfa
probité , fon éloignement des vaines difputes, la
netteté de fes moeurs, & cette grande tempérance
dont il faifoit profeffion , & qui loin d’être ennemie
de la volupté, en eft plutôt l’affaifonnement. Sa
patrie lui éleva plufieurs ftatues ; d’ailleurs fes vrais
difciples & fes amis particuliers vivoient d’une maniéré
noble & pleine d’égards les uns pour les autres;
ils portoient à L’excès tous les devoirs de 1 amitié >
& préféroient conftamment l’honnête à l’agreable.
Un maître qui a fu infpirer tant d’amour pour les
vertus douces & bienfaifantes, «e pouvoit manquer
d’être un grand homme ; mais on ne doit pas recon-
noître pour fes difciples quelques libertins qui ayant
abufé du nom de ce philofophe , ont ruiné la réputation
de fa fefte. Ces gens ont donné à leurs vices
l’infcription de fa fageffe , ils ont corrompu fa doctrine
par leurs mauvaifes moeurs, & fe font jette en
foule dans fon parti , feulement parce qu’ils enten-
doient qu’ on y louoit la volupté, fans approfondir ce
que c’étoit que cette volupté. Ils fe font contente
de fon nom en général, & l’ont fait fervir de vofie ,
V O L
leurs débauches ; & ifs Ont cherché l’autorité d’un
grand homme -, pour appuyer les défordres -de leur
vie -, au-lieu de profiter des fages confeils de ce philo
, & de corriger leurs vicieufes inclinations
dans fon école. La réputation d’Epieure feroit en
très-mauvais é ta t, fi quelques perfonnes défmtéref-
ïées n’àvoient pris foin d’étudier plus à fond fa morale.
Il s’eft donc trouvé des gens qui fefont informés
de la vie de ce philofophe, & qui fans s’arrêter
à la croyance du vulgaire , ni à l ’écorce des chofes,
ont voulu pénétrer plus avant, & ont rendu des témoignages
fort authentiques de la probité de fa per-
•fonnë , de la pureté de fa doctrine-. Ils ont publié
à la face de toute la terre -, que fa volupté étoit auffi
ï'éverè que la vertu des Stoïciens, & que pour êh e
débauché comme Epicure , il falloit être auffi fobré
que Zenon. Parmi ceux qui ont fait l’apologie d’Epicure
, on peut compter Ericiüs Piiteanüs , le farineux
dom Francifca de Qùevedo, Sarazin , le fieur
Colomiés , Mv de Saînt-Évremoht, dont lès réfle*
xions font c'urièü fes & de bon g o û t, M. le baron
DefcoUtitres, laMothé le Vaÿei*, l’abbé Saint R éal,
& Sorbiere. Un auteur moderne qui a donné des
ouvrages d’un goût très-fin > avoit promis un commentaire
fur la réputation des anciens; celle d’Epicure
devoit y être rétablie. Gaffendi s’eft fur-tout
figiialé dans la défenfe de ce philofophe ; ce qii’il à
fait là-deffus eft un cnef-d’oeiivre, le plus beaii &
le plus judicieux recueil qui fé püiffe Voir -, & dont
l’ordonnance eft la plus nette & la mieux réglée. M.
le chevalier‘Temple , fi illuftre par fes ambaffàdès ,
s’eft auffi déclare le défenfeur d’Epicurë , avec une
adreffe toute particulière. On peut dire en général
que la morale d’Epicure eft plus fenfée & plus rai-
fonnable que celle des Stoïciens , bien entendu qu’il
foit qüeftion du fyftème du paganifme. Voye^ l'article
du Sa G ë .
On entend Communément par volupté tout àmotir
du plaifir qui n’eft point dirigé par la raifon & en
Ce fens toute volupté eft illicite ; le plaifir peut être
confidere pâf rapport à l’homme qui a ce fehtiment,
par rapporta la fociété, & par rapport à Dieu. -S’il
eft oppofé au bien de l’homme qui en a le feiitiment;
a celui de la fociété -, ou au commercé que nous
devons avoir avec Dieu, dès-lors il eft criminel; On
doit mettre'dans le premier rang ces voluptés ëmpoï-
fonnees qui font acheter aux hommes par des plài-
firs d’unjnftant i de longues douleurs. On doit penfer
la même chofe de ces voluptés qui font fondées
lur la mauvaife foi & fur l’iiifidélité-, qui établiffent
dans la fociété la eohfufion de race & d’enfans,: &
oui font fuivies, de foupçons. .> de défiance - fort
louvent de meurtres & d’attentats furies lois les
plus là créés & les plus inviolables de la nature. En*
lin on doit regarder Comme un plaifir criminel j.le
p .iilir que Dieu défend , foit par la loi naturelle
qu il a donnée à tous les hommes, foit par une loi positive
, comme le plaifir qui afîoiblit, fufpend ou détruit
le commerce que nous avons avec lu i, en nous
rendant trop attachés aux .créatures;
L a volupté des yeux , de l’odorat $ 6c dè, l’oiiie,,
, c la Plus innocente de toutes. ; quoiqu’elle puiffe ;
l'venir criminelle » • parce qu’on..n’y détruit, point |
on erre , qu’on- ne fait tort à perfonhe ;• mais la vo- !
^ « q u i confifte dans les excès dé la bonne chere * j
pL eailG°up plus criminelle : elle ruine la fanté de !
ommej elle abaifte l’efprit, le rappeîlant de ces j
^aiues & fublimes contemplations .pour lefquelles il I
b-vfT àtlire^emen^ ; * ’ fentimens qui Rattachent
1 e,r a aux délices de la table , cornrne aux foudre
’ A“ n kouheur. Mais le plaifir de la bopné.-cfie- •’
l’i\tpV *)aS ^ eaucouP près û criminel que celui de
fe l’ef G’ ^rïou-feiilement ruine la l'antë'. & ahaif-
Rnt, mais qui trouble notre raifon & nous i
* un e X V I It
V O L
l?rive pendant un certain teins dti glorieux Caràélefô
de créature niifonnable; La volupté de l'amour në
produit point dé défordres tbut-à-fait fi ferifibles ;
ihais cependant on ne peut point dire qu’elle foit
dune conlequence moins dangereufe : l’amour eft
une .efpece d’ivreffé pour l’efprit & le coéur d’unê
perlonnc qui fe livre à çette paffidh ; c’eft l’ivreffe dë
l’ame comme l’autre eft l’ivreffe du corps ; le pre^
miel- tombe dans une extravagance qui frappe les
yeux dq tout le monde,, & le derniér extraVagUe *
quoicju’il paroiffe avoir plus de raifon ; d’aiîleiu-s lé
premier renonce feulement à l’ufage de. la raifon j
au-lieu qüe celui-ci renonce à fon efprit & à foil
coeur eh même tems. Mais quand vous vënez à eon-
fiderer ces deux paffions dans i’oppofition qu’elles
ont au bien de la lociete, vous voyez que la moins
deregleeeft en quelque forte plus criminelle que l’ivreffe
, parce que celle-ci ne noiis caufe qu’un dé-
lordre paffager , au-lieu que celle-là eftfuivié d’un
dereglement durable i l’amour eft d’ailleurs plus fou-
vent une fource d’homicide que le vin : î’ivreffe eft
lincere; mais l’amour eft effentiellement perfide &
infidèle-. Enfin l’ivreffe eft une courte fureur qui nous
ote à Dieu pour nous livrer à nos paffions ; mais
l’amour illicite eft une idolâtrie perpétuelle,
L ’amour-propre fentant que le plaifir des fens eft
trop groffier pour Satisfaire notre efprit i Cherche à
ipiritualifer les voluptés corporelles; C’eft pour cela
qu’il a plu à l ’amour-propre d5attacher à cette félicité
groffiere & charnelle la délicateffe des fentimens ÿ
l’eftiæe d’efprit, & quelquefois même les devoirs
de la religion, en la concevant Spirituelle j glorieu-
f e , & facrée. Ce prodigieux nombre de penfées *
de fentimens, de fixions, d’écrits, d’hiftoires - de
romans, que la volupté des fens a fait inventer * ert
eft une preuve éclatante; A confidérér les plaifirs
de l’amôiir fous leur forme naturelle, ils ont une baf-
feffe qui rebute notre orgueil; Que falloit-il faire ”
pour les ü e ver & pour ies rendre dignes de l’homme?
Il falloit les fpiritualifer, les donner pour objet
à la délicateffe d e l’efprit , en faire une matière de
beaux fentimens, inventer .là-deffus des jeux.d’imagination
, les tourner agréablement par l’éloquencë
^ Aa ppefiq* C eft pour ceia que l’amour-propre a
annobli les honteux abaifl'emens de la nature humai-
& la volupté {ont deux paffions , qui
bien qu’elles viennent d’une même fource, qui eft
1 amour-propre , ne laiffent pourtant pas d’avoir
quelque chofe d’ oppofi. La volupté nous fait defeen-
d re , au-lieu que l’orgueil veut nousRélever ; pour
les concilier, l’amôur-propre fait de deux chofes
l’une; ou iltranfportela volupté dans l’orgueil, ou
il tranfporte l’orgueil^.dans.là.volupté; renonçant au
plaifir des fen s, .il cherchera un plus grand plaifir à
acquérir de l’eftime ; ainfi voilà la volupté dédommagée
; pu prenant la réfoiution de fe, fatisfaire du
Côté, dü plaifir des feris.V il attachera de l’eftime à là
volupté y ainfi voilà, ÿorgüeil confolé de fes pertes;
mais iaffaifonnemenVeft ‘endore bien plus flatteur \
lorsqu’on regarde ce plaifir comme un plaifir que la
religion hrefonne: Ünè-fotiimé débauchée qufpou-
voit fe peiffuadef dans lè ‘paganifme qu’elle faifoit
1 inclination d un dieu, trpuyoit.dans l’intempérance
des plaifirs bien piüs;,fenfiÿes,;' & uh dévot quifô
divertit oü qui fe vai^Ç .fous des.prétextes facrès -,
trôùyê dans la volupté un Tel plus piquant <5è plus
agréable, qüe la volupté jneme-. -.
Là plupart des hqihmes tne recônhoiffeqt Qu’une
forte de volupté, qui eft celle des fens ils la réduri
Jent à rihtempérahcé. corporelle , .& ils ne s’apper^
çoivent pas .qu’il y a dans le eoeûr de Rboihme autant
de voluptés différentes, qu’il y a d’efpéces de plaifir
dont il pept; abufer ; Ss autant d’efp.eçes:dif^rêntès
de plaifir, qu’il y a, Üe paffions qui agitent fon ame*
Mm m ij : .