étoit payé tous les mois de cent francsde gages, c’ eft-
à-dire , fi je ne me trompe, de près de 700 liv. par
rapport à la monnoie d’aujourd’hui. Ses livrées & les
gratifications qu’il recevoit n’alloient à guere moins;
& par-deffus tout cela , on lui faifok encore efpérer
un fonds de terre de 500 livres de revenu ( 3 500 liv.
de notre tems), pour lui & pour fes héritiers; l’aftro-
nomie & particulièrement celle que l’on nomme
judiciaire, etoit à la mode dans ces tems-là , où la
plupart des princes, même ceux qui avoient de la
piété, étoient tellement prévenus en faveur de cette
fcience foperftitieufe , qu’ils n’entreprenoient rien
de confiderable qu’après l’avoir confortée.
La vieilleffe, accompagnée de chagrins & d’infirmités,,
mit au tombeau Thomas Pifan quelques années
après la mort du roi fon bienfaiteur. Etienne du
Cartel, gendre de Thomas, fe trouva le chef de fa famille.
Il la foutenoit encore par fa bonne conduite
& par le crédit que fa charge lui donnoit, lorfqu’il J
fut emporté lui-même par une maladie contagieufe ■
en 13 8 9 , à l’âge de 34 ans. Chriftine qui n’en avoit
alors que vingt-cinq , demeura veuve chargée de
trois enfans &c de tous les embarras d’un gros mé- ;
nage. « Or me convint, dit-elle, mettre main à oeu- j
» vre , ce que moi nourrie en délices & mignote- I
» mens n’avoie appris, & être conduifareffe de la
>» nef demourée en la mer ourageufe fans patron ;
» c’eft à favoir le défolé mainage hors de fon lieu &
» pays. A donc m’ effourdirent angoiffes de toutes
» pars. Et comme ce foient lesmés de veufves, plais
» & procès m’avironérent de tous lez ; & ceux qui
» me dévoient m’afîaillirent, afin que ne m’avan-
» çaffe de leur rien demander ».
Le veuvage de Chrirtine fut effeûivement traverfé
d’une infinité de foins & de difgraces. Elle en parta
les premières années à la pourfuite des procès qu’elle
fut obligée d’intenter contre les débiteurs de mau-
vaife foi , ou de foutenir contre des chicaneurs qui
lui faifoiënt d’injuftes demandes. Enfin après avoir
couru long-tems de tribiinal en tribunal fans obtenir
juftice, rebutée par les grofîes pertes qu’elle faifoit
tous lçs jours , & laffe de mener une vie fi contraire
à fon inclination,. elle prit le parti de fe renfermer-
dans fon cabinet, & ne chercha plus tle confolation
que dans la leâure des livres que fon pere &c fon mari
lu\ avoient lafffés.
Elle-même nous apprend dans fon ftyle agréable
& n a ïf, de quelle maniéré elle fe conduiût pour fe
remettre à l’étude. « Ne me pris pas, dit-elle, comme
» préfomptueufe aux parfondeffes des fciences obfcu-
» re s , &c. Ains, comme l’enfant, que au premier
»' on met à l’a, b , c , «?, me pris aux hiftoires ancien-
» nés des commencemens du monde ; les hiftoires-,
» des Ebrieux, des Afîiriens , & des principes des-
» fignouries , procédant de l’une en l’autre, deffen-
» dant aux Romains, des François, dés Breton s, &
» autres piufieurs hiftoriographes : après aus déduc-
» tions des fciences, félon ce que en l’efpace du tems-
» y eftudia en pos comprendre : puis me pris aus li-
» vres des poètes ».
Elle ajoute que le ftyle & les fictions poétiques
luiplûrent extrêmement. « A donc, dit-elle, fus-je
» a ife , quand j’os trouvé le ftyle à moi naturel, me
„ délitant en leurs foubtiles couvertures, & belles
» matières , mutiées fous fixions délkables & mo-
» raies ; & le bel ftyle de leurs mettres & pro fe ,
» déduite par belle & polie rhétorique ».
Inftruite fuffifamment de l’hirtoire & de la fable ,
& fe fentant capable de produire quelque chofe
d’elle-même, elle fuivit fon génie, & fe mit à la com-
pofition en l’année 139 9 , étant âgée de 35 ans. Six
ans après, elle publia le livre intitulé, vijion de Chriftine
, dans lequel elle allure qu’ elle avoit déjà eom-
pofé quinze volumes. «Depuis l’an 139 9» dit-elle,
» que je commençay jufques à ceftui 140.), auquel
» encores je ne celle compilés en ce tandis quinze
» volumes prinripaulx , fans les autres particuliers
» petis dictiez, lefquieulx tous enfemble contien-
» nenr environ L X X quayers de grans volume ,
» comme l’expérience en eft magnifefte ».
Ses premiers ouvrages furent ce qu’elle appelle
de petits dicliês-, c’ êft-à-dire de petites pièces de poé-
fie , des balades, des lais, des-virelais, des rondeaux.
Elle avoit commencé à en faire dès le tems même de
fes procès & des plus grands embarras de fon veuvage.
La balade où elle fe plaint de ce que les princes
ne la daignent entendre eft de ces tems-là. C’eft
elle-même qui nous l’apprend dans le récit de fes
bonnes & dé fes mauvaifes fortunes,, où-elle dit encore
expreffément qu’au milieu de fes adverfités Sc
de fes plus cruels chagrins elle ne laifloit pas de faire
des vers. « Ne m’avoit ancores tant grevée fortune
» que ne fuffe , dit-elle, accompagnée des mufettes
» des poètes............Icelles me faifoiënt rimer coin-
» plaintes plourables, regraitant mon ami mort, Sc
» le bon tems parte , fi comme il appert au commen-
» cernent de mes premiers diétiés ou principe de mes
» cent balades, & meifmement pour palier tems ÔC
» pour aucune gayeté attraire à mon cuer doulou-
» re u x , faire dis amoureux ôc gays d’autruy fente-
» ment, comme je dis en un mien virelay ».
Ce fut apparemment à l’oeçafion de ces dis amoureux
que la médifance publia par-tout que cette,
veuve étoit véritablement folle d’amour. Il eft vrai
que dans ces petites pièces que Chriftine avoue , il
y en a de fort tendres , & que fi elle n’avoit eû foin-
d’avertir fes le&eurs , que les fentimens qu’elle y exprime
ne font pas les lien s, mais ceux d’autrui, il n’y
auroit perfonne qui n’y fut trompé.
Les mauvais difeours que l’on fit d’elle à ce fojet
lui donnèrent du chagrin, comme elle le témoigne
dans le troifieme livre de fa vijîon. « Ne fu il pas dit
» de m oy par toute la v ille que je amoie par amours,
» dit-elle. Je te jure m’arne , que icellui ne me co-
»; gnoifçoit, n e ,. ne favok que je eftoie : ne fu on-
» ques.homme ne créature née qui me veift en pu-
» blic, ne en privé , en lieu pù il fu t ..........Et de ce
» me foit Dieu tefmoing que je dis v o ir . . . . . Dont
» comme celle qui ignoçént me fentoie aucune fois,.
» quand on me le difoit m’en troubloie, & aucune,
» iois m’en foüfrioye, difant, Dieu& ice lluy&moi
» favons bien qu’il n’en eft rien».
Chriftine eut donc beaucoup à fouffrir de la médi-
fançe qui attaquoit fa réputation ; mais elle put {&
confoler par fon innocence & par le fuccès de fes.
ouvrages. Les premières productions de fa mufe lui.
acquirent l’eftime non-feulement des François, mais
des, étrangers. Le comte de Salisbury, favori de R ichard
II. roi d’Angleterre, étant venu en France , à-
l’occafion du mariage de ce prince avec Ifabelle, fille
de Charles V I, fit connoiffance avec Chriftine , dont
les ouvrages lui avoient plu: comme il aimoit la poé-
fie , & faifoit lui-même des vers , gracieux chevalier ,
aimant dicïieç , & lui-même gracieux dicteur, cette,
conformité de goût fit qu’il conçut beaucoup d’affection
pour Chriftine ; & lui voyant un fils qu’ elle cher-
choit à placer, il lui offrit de l’ emmener avec lui e a
Angleterre, & de le faire élever avec le fien. Chriftine
y confentit, & fon fils, pour lors âgé de treize
ans, parta en Angleterre avec ce feigneur anglois en
j 398. . 1 f '■< V -
A quelque tems de-là, Richard fut detrone par
Henri de Lancaftre, Ôf le comte de Salisbury fut décapité
y pour fa grant loyauté vers fon droit feigneur. Cependant
Henri qui venoit d’ufurper la couronne, vit
les dîcliés & autres ouvrages que Chriftine avoit envo
y é s au comte de Salisbury; il en fut fi content, qu’il
chercha dès-lors tous les moyens d’attirer à fa cour
;cétte iflurtre veüve. Ecoutons la raconter ce fait elle-
même dans fon charmant langage.
« A donc t-rès-joyeufement prift mon enfant vers
» lu i, & tint chierement & en très-bon eftat. Et de
» fait par deux de fes héraulx , notables hommes ve-
» nus par-deçà, Lençaftre& Faucon-,rois d’armes,
» me manda môult à . certes-,-priant & promettant
s» du bien largement que par-delà je allaffe. Et com-
» me de c e , je ne fuffe en rien temptée -, confidérant
» les chofes comme elles étoient, diflimulé tant que
» mon fils puffe avoir difant grant mercis , & que
» bien à fon commandement eftoie : & à brief par-
» 1e r , tant fis à grant peine & de mes livres me coiï-
» fta , que congié ot -mondit fils de me venir quérir
» par-deçà pour mener là , qui ancore n’y vois. Et
» ainfi reffufay l’efehoite de îcellefiortune pour moy
» & pour lui , parce que je ne puis croire que fin de
» defloyal viengne à bon terme. Or fut joyeufe de
» voir cil que je amoie, comme mort le m’euft feul
» fils laiffié , & trois ans fans lui ©s efté ».
Si Chriftine avoit été d’humeur à quitter la France,
elle auroit trouvé des établiffemens dans plus d’une
cour étrangère ; mais elle aima mieux demeurer dans
ce pays , où d’ailleurs elle étoit confidérée par tous
les princes du royaume. Elle s’attacha d’abord d’une
façon toute particulière à Philippe, duc de Bourgogne
, qui lui donna des marques réelles de fon eftime
en prenant à fon fervice le fils aîné de cette dame
nouvellement revenu d’Angleterre, & en lui four-
ïuflànt à elle-même pendant quelque tems de quoi
foutenir fon état ; mais elle perdit ce proteâeur en
1 404 , & fa mort, dit-elle, fu t le renouvellement des
navreures de mes adverfités.
La réputation qu’elLe s’étoit acquife & la faveur
des grands ne l’avoient pourtant pas mife à fon aife.
La mauvaife foi de fes débiteurs & la perte de plu-
fieurs procès l’avoient réduite en un état où elle
avoit befoin non-feulement de protection, mais de
fecours. Elle avoit à là charge une mere âgée , un
fils hors de place , & de pauvres parentes. Elle dit
qu 'elle étoit trois fois double, c’eft-à-dire qu’elle avoit
fix perfonnes fur les bras. Avec tout cela elle avoue
qu’elle confervoit un refte d’ambition fondée lùr le
iouvenir de fa naiffance & de fon ancien état, & que
fa plus grande crainte étoit de découvrir aux yeux
du public le délabrement de fes affaires. « Si te pro-
» mets, dit-elle à dame Philofophie, que mes lem-
» blans & ab is, peu apparoit entregens le faiffel de
» mes ennuys : ains ioubs mantel fourré de gris &
» foubs furcot d’efcarlate n’ont pas fouvent renou-
» v e llé , mais bien gardé , avoie efpefles fois de
» grands friçons ; & en beau lit & bien ordené, de
» males nuis : mais le repas eftoit fobre, comme il
» affiere à femme v e fv e , & toutes fois vivre con-
» vient».
Au refte quelque foin qu’elle prît de cacher fon
indigence , il étoit impoffible que l’on ne s’en apper-
<?ût ; & c ’eft, à ce qu’elle affûre, ce qui lui faifoit le
plus de peine , lorfqu’elle étoit obligée d’emprunter
de l’argent, même de fes meilleurs amis. « Mais
*> quand il convenoit, dit- e lle , que je feiffe aucun
» emprunt où que foit pour efehever plus grant in-
» convénient, beau fixe dieux, comment honteu-
» fement à face rougie, tant fuft la.perfonne démon
» amiftié , le requeroïe, & ancore aujourd’hui ne
» fuis garie de cette maladie, dont tant ne me gre-
» veroit, comme il me femble, quant faire le meftent,
» un acès de fievre ».
Chriftine étoit âgée de 4 1 ans lorfqu’elle fe plai-
gnoit ainfi des difgraces de la fortune ; cependant
elle éprouvoit des confolations dans fes adverfités.
D e trois enfans que fon mari lui avoit laiffés, il lui
reftoit un fils & une fille , tous deux également recommandables
par les qualités du corps & del’efprit;
Tome X V l l%
c’eft da-môihs l’idée qu’elle en donne en faifant. leur
éloge. ■« N’as-tu pas un fils ; lui dit dame Philofophie,
» auffi bel & graçieux, & bien moriginés, & te l qûe
» de fa jonece , qiii parte pas vingt ans du tems qu’il
» a eftudié en nos premières fciences & grammaire,
» on ne trouveroit en rhétorique & poétique laij-
» gage, naturellement à luy propice , gaires plus
■» a perte & plus foubtil que il eft, avec le bél enteH-
m 'dement $c bonne judicatiVe que il a ».
| Parlant enfuite de fa fille , elle fait dire à dame
Philofophie : « Ton premier fruit eft une fille donnée
» à Dieu & à fon fervice, rendue par infpiration di-
» v in e , de fà pure voulonté, oultre ton g ré, en l’e-
'» gKfè & noble religion des dames à Poiffy, où elle ,
» en fleur de jonece & très-grant beauté, fe porte
» tantnotablementen vie contemplative & dévotion
» que la joye de la relacion de fa belle vie fou vente
h fois te rend grand réconfort ». C e partage nous apprend
que la fille de Chriftine étoit l’aînée de fon
fils, Ôç qu’elle avoit pris le voile contre le gré de fa
mere. Peut-être le mauvais .état des affaires de fa famille
avoit-il contribué à lui faire embraffer ce parti.
Changea-t-il ce trifte état des affaires de famille b
c’eft ce que nous ignorons. Nous voudrions apprendre
qtie le fils fit un bon mariage,& que Chriftine fut
hèuréufe fur la fin de fes jours ; car outre qu’elle
étoit aimable de caraftere, elle réuniffoit aux grâces
de l’efprit, les agrémens dë la figure. Nousfovons
qu’elle étoit bien faite -, & qu’elle avoit l’art de fe
mettre avec beaucoup de goût.
Les portraits que nous avons de Chriftine dans
quelques-uns de fes livres enluminés de fon tems ,
-s’accordent avec l’idée qu’ elle-même a eu foin de
nous donner de fa phyfionomie , lorfqu’entre lés
avantages dont elle reconnoît quelle eft redevable
au Créateur, elle met celui « d’avoir corps fans nulle
» difformité & affez plaifant, & non maladis , maïs
» bien complexionné ».
D e toutes les miniatures où elle eft repréfentée ,
la plus parfaite, âu jugement deM. Boivin, eft celle
qui fe trouve dans le manuferit 7395 , à la tête du
livre intitulé, la cité des dames.
On v voit une dame aftîfe fous un dais, la tête
penchee fur la main gauche , & lé coude appuyé for
un bureau. Elle a le vifage rond, les traits réguliers,
le teint délicat .& affez d’embonpoint. Ses yeux font
fermés, & elle paroît fommeiller. Sa coëffure eft une
efpece de cul-de-chapeau, bleu ou v io le t, en pàin-
de fucre, ombragé d’une gaze très-déliée, qui étant
relevée tout-au-tour, laiffe voir à nud le vifage , &
ne cache pas même lesoreilles.Une chemife extrêmement
fine , dont on n’apperçoit que le haut & qui
eft un peu entr’ouverte , couvre fuffifamment les
épaules & la gorge. Une robe bleue brodée d’or par
le b a s, & doublée de feuille-morte , s’ouvre for le
fein, comme aujourd’hui les manteaux de femme ,
& laiffe entrevoir un petit corfet de couleur de
pourpre bordé d’un paffement d’or.
Il ne me refte plus qu’à indiquer les ouvrages de
Chriftine en vers & en profe. Voici d’abord la lifte
de fes poéfies : cent balades , lais , virelais , rondeaux
; jeux à vendre, ou autrement vente d’amours ;
autres balades ; l’épître au dieu d’amours ; le débât
des deux amans ; le livre des trois jugemens ; le livre
du dit de Poiffy ; le chemin de lonc eftude ; lefdits
moraulx, ou les enfeignemens que Chriftine donne
à fon fils ; le roman d’Othéa, ou l’épiftre d’Othéa à
Heâor ; le livre de mutacion de fortune.
Ses oeuvres en profe font i ° . l’hiftoire du roi Charles
le Sage, qu’elle écrivit par ordre du duc de Bourgogne
; z°. la vifionde Chriftine ; 30.. la cité des dames
; 40. les épiftres fur le roman de la Rofe ; 50. le
livre des faits d’armes & de chevalerie ; 6°. inftruc-
tion desprinceffes, dames de çou r, & autres lettrés
B i j