le golfe de Tarente, partout où le fond n’est pas uniquement composé
de roches. L’animal était cru, coupé par bouchées, où la chair conservait
toute sa vie, car on la sentait se contracter douloureusement entre les
dents. Ces morceaux nageaient dans les valves servant de plats , à
travers une eau imprégnée d’humeurs visqueuses et comme sanguino-
lentes, dont on avait relevé la salure naturelle avec force poivre et du
vinaigre. L’addition de haut goût ne rendait pas le ragoût meilleur et
n’avait pas plus tué les lambeaux de la pinne qu’une espèce de crustacé
du genre pontonie, lequel pourrait bien être le pinotère des anciens,
ainsi nommé par le grand Aristôte de ce qu’étant essentiellement
parasite , l ’est dans l’intérieur même des pinnes marines qu’on le
voit élire domicile. Je me hâtai d’envoyer la pontonie de Sapience à
M. Guérin, qui la décrira et en donnera -la figure dans la partie
zoologique du présent ouvrage, sous le nom d’Hétérochélide (Pontonia
heterochetis) que je lui imposai, parce que l’une des pattes chéïïfères
y est toujours comme avortée et moins considérable que l’autre ; ce qui
n’empêche pas la pontonie de pincer très-fortement avec toutes deux. Ce
crustacé, qui n’apas môins d’un pouce de long et qui présente quelque
chose des airs d’une crevette, est d’un rose lavé et un peu diaphanetant
qu’il n’est pas mort; il devient blanchâtre et opaque.dans la liqueur:
fort agile,^nageant et sautant même avec vivacité, il n’inspire aucun
dégoût âux Grecs ¿squi. le croquent vivant parmi les lambeaux de son
liôte, et quand il vient à leur pincer jusqu’au sang les lèvres ou
l’intérieur de la bouche, ils disent que la sauce est simplement un peu
plus piquante qué s’il n’y avait éù que des épices. Nous en- fîmes
l’expériehcë, et comme pour ma part je la trouvai plus douloureuse
que je ,né l’aurais supposé, je me suis'bien promis de ne plus la renou-
velef et de ne jamais remanger de pinnes avec leurs pontonies vivantes.
Rarement les klephtes se servent de fourchettes, qui peuvent devenir
des armes; le préfet ? comme les chefs les plus puissans, à la table
desquels nous nous accroupirons par la suite, ne nous en ont donné
que de vieilles, très-communes, en fer ou de bois; le luxe de l’argenterie
est absolument inconnu chez les Grecs. C’est^ je crois Mourdzinos qui
m’â raconté 1a fin tragique d’un capitaine du magne méridional,
assassiné dans son pyrgo a la suite d’un repas, par ses convives,, dont
la cupidité fut tentée par des couverts en plaqué qu’il s’était procurés
à Zante, et dont il avait eu l’imprudence d’étaler à leurs yeux la^mar
gnificence trompeuse. On ne met pas non plus de couteaux à chaque
place, tout^Grec portant le sien pendu à sa ceinture, ainsi que sa
coupe pour boire. Le préfet avait fait donner une serviette à chacun
de nous, c’était une addition toute européenne à son festin hellénique ;
nous n’en avons point retrouvé dans les banquets qui nous ont été
offerts par la suite, et dans lesquels'des bandes de toile larges d’environ
un pied, longues de plusieurs aunes, les remplaçaient, en s’étendant
à la ronde comme une écharpe sur les genoux des convives. Les serviettes
carrées sont réservées pour l’usage de la toilette; et ne s’emploient
guère que lorsqu’un étranger arrivant dans une maison où l’on prétend
le bien accueillir, l’hôte lui en offre une après«que ses gens lui ont
présenté un bassin , du savon et de l’eau pour qu’il lave-ses mains.
Dans les. repas on emploie toujours la grande pièce dé toile Commune
à tous, et qui souvent chez les gens fiches est chargée de broderies en
or lamé.
Lorsque nous rentrâmes à Modon, dans la soirée, on nousfapprit
qu’il était arrivé à Navarin un navire de France. M. de Rohan-Chabot,
qui en avait profité pour revenir en Grèce, apportait au quartier-général
les récompenses dont le gouvernement du Roi comblait l’expédition
libératrice. Je m’empressai d’aller féliciter le chef de l’état-major qui se
trouvait élevé au grade de lieutenant-général, ainsi que MM. -Trézel
et Giïbières, faits maréchaux-de-camp ; ces trois promotions particulièrement
causèrent une véritable joie dans l’armée, qui appréciait singulièrement
le mérite militaire et les rares qualités sociales de MM. Cubières,
Trézel et Durrieu. Celui-ci présenta le lendemain, 15 Mars, la Commission
scientifique avec l’état-major général chez le comte Maison, auquel
on avait envoyé le bâton de maréchal. Les divers corps d’officiers et
dë l’adminîétration furent à. leur tour admis à présenter leurs salutations
au nouveau dignitaire, lequel eut le bon esprit de ne point dissimuler
sous un faux semblant de modestie la satisfaction qu’il éprouvait, à les
recevoir, et qui ajouta ces paroles mémorables aux remercîmens qu’il