pas que passer ce Bourzi fût une grande affaire; j’ignorais qu’il fallut y
descendre par d’abominables casse-cous durant environ deux heures,
et en remonter l’autre bord à travers presque autant de difficultés.
Quittant donc à regret le torrent et la prairie enchanteresse, oii Panaget
avait fait en peu d’instans une assez belle récolte de plantes, nous
continuâmes à cheminer par une pente de plus en plus rudë, d’abord
au bruit d’une cascade qui tombait sur notre gauche; peu après, ou se
trouvent des escarpemens de rochers tapissés de Lierres éternels, on
traverse le lit du Dryna, le long duquel nous cheminions depuis notre
entrée dans les bois. Sur quelques ressauts de la pente étaient de bonnes
terres cultivées; mais tout se creusait de plus en plus autour de nous,
et quand nous passâmes contre une seconde petite cascade tombant
des rochers de la gauche, je puis dire sans métaphore que nous nous
précipitions dans l’abîme. Le jour finissait comme nous aperçûmes les
restes d’une muraille transversale avec des ruines qui doivent être celles
de quelque moulin fortifié; bientôt, le crépuscule ayant cessé, nous
demeurâmes plongés dans une obscurité qu’accroissait la profondeur
du lieu et l’épaisseur du feuillage. Le voyage devint alors aussi dangereux
qu’il était déjà pénible; sans les branchages secourables et les
troncs des arbustes, auxquels nous nous accrochions* plusieurs de nous
eussent probablement roulé à travers lés cascades dont le bruit se faisait
entendre de tous côtés et souvent comme sous nos pas. Nous descendions
les uns au-dessus des autres, prenant de grandes précautions pour ne
pas faire détacher de pierres, et frémissant à l’idée que, si quelqu’une
de nos mules fût venue à s’abattre au-dessus de nos têtes, elle eût entraîné
plusieurs de nous dans sa chute. La voix de nos gens, encourageant
leurs bêtes, s’abaissait vers nous comme s’ils eussent parlé du haut d’un
clocher, et j’avoue que j’étais outré contre le Grec qui nous avait engagés
dans les zigzags dont je ne pouvais distinguer la fin, lorsqu’ayant,
peut-être pour la cinq ou sixième fois, repassé le torrent contre une coupure
à pic que nous suivions à tâtons en nous y accrochant, je crus
m’apercevoir que nous étions sur un espace herbeux et découvert, au-
dessus duquel on distinguait le ciel; Baccùet et Brullé, qui me suivaient,
s’aperçurent qu’il y avait en cet endroit un petit plateau de quelques
pas de largeur, oit le guide assura se reconnaître fort bien, et qui, disait-
i l , ne devait pas être fort éloigné du fond de cet introuvable Bourzi, où
l’on devait rencontrer un bel endroit pour camper. J’avais perdu toute
Gonfiance dans cet homme qui nous avait si imprudemment engagés dans
un danger véritable, et ne jugeai point à propos de continuer sur sa
parole un voyage si pénible; nous fîmes donc balte sur une place à peine
suffisante pour poser trois de nos tentes serrées les unes contre les autres,
et véritablement comme au fond d’un puits, n’apercevant qu’un cercle
d’azur foncé au-dessus de nos têtes, sans pouvoir juger aucunement de
la distancé des parois obscures qui nous emprisonnaient. Il faisait très-
frais, et au bruit continu de plusieurs chutes voisines, qui semblaient
devoir être considérables, se mêlaient parfois le glapissement du Chacal
ou les cris des oiseaux de nuit. Pour juger du lieu dans lequel nous
avions attendu le jour, je me levai dès qu’il en descendit la moindre lueur;
lorsque ses premières clartés furent parvenues au fond du précipice et
que je pus contempler la singularité du site, j’eüx peine à deviner par
où nous y étions parvenus. Gell parle de cette descente en zigzag, qu’il
signale comme très-dangereuse, même de jour; mais qui l’avait été bien
davantage au milieu de l’obscurité. Il est possible que si nous y avions
vu, nous ne l’eussions trouvée que curieuse; réduits à n’en rien distinguer,
elle nous fut horrible : quoi qu’il en soit, il ne nous restait guère qu’un
dernier mauvais pas d’une dizaine de mètres d’élévation pour être au
fond de la gorge si prodigieusement encaissée, où roulait ce Bourzi qui
fut dans l’antiquité la Néda renommée par ses cascades, et c’était précisément
celle que Pausanias cite comme étant la plus considérable, au
grondement de laquelle nous nous étions endormis et réveillés.
Selon l’antiquité, Nèdès ou Néda fut l’une des nourrices de Jupiter1:
cette nymphe était représentéé avec d’autres personnages autour du dieu-
enfant dans le magnifique temple de Tégée9 ; elle donna son nom au
fleuve où rien ne le peut faire reconnaître dans le mot barbare qu’on lui
applique aujourd’hui, encore que Gosselin3 dise qu’il s’appelle toujours
Néda ou Nédina. Pausanias rapporte4 que ce cours d’eau prend sa Source
i . Pausanias, lib. IV, cap. 33. — 2. Lib. VIII, cap. 47. — 3. Dans son Strabon, t. III,
p. »44> note 1. — 4. Lib. VIII, cap. 4».