ne s’y est pas entièrement effacé, et l’on nous dit, en nous montrant une
tour d’Alika : « c’est ici que régna cet illustre capitaine. I Ayant viré de
bord pour rentrer dans le golfe de Laconie, je fis cingler sur le Kara-
vopétra, écueil assez élevé, près duquel nous passâmes et qui forme,
avec les caps Matapan et Grosso, un triangle scalène, dont il serait le
sommet. On nous raconta que, vers le commencement du siècle, Pétro-
bey, voulant donner un grand exemple de justice et de son respect pour
les moeurs, y avait fait déposer le papas de je ne sais quel village, qui,
ayant séduit une fille, fut trahi par la grossesse de la malheureuse, à
qui ses frères infligèrent la mort.
Je fis remettre le canot à la mer en passant devant Porto - Quaillo
ou Cajo : peu d’asyles contre les tempêtes sont aussi sûrs, lorsqu’on est
parvenu à s’y réfugier ; mais aussi nulle part on n’est sous la portée du
fusil de pirates plus audacieux. Le Président avait été obligé de proscrire
jusqu’à l’usage des moindres caïques sur les deux côtes du canton de
Kakovouni; il disait un jour devant moi à certain philhellène qui
trouvait cette mesure par trop sévère : « Je crois en vérité que si, dans
« leurs guerres intestines, ils n’eussent détruit jusqu’aux arbres dont les
« fruits pouvaient soulager leur pauvreté, j’eusse pris le parti d’y faire
« arracher les Noyers, car une coquille de noix suffirait à ces gens-là pour
« écumer la mer; c’est un penchant irrésistible en eux, ils y mettent
« leur gloire; ne vaut-il pas mieux qu’ils se passent de poissons, que
« de me susciter de nouveaux embarras diplomatiques. Il suffirait qu’un
« bateau sortît de Porto - Quaillo, pour que les ennemis de la Grèce
« publiassent dans toutes les gazettes la résurrection de la piraterie. *
Cette opinion était fondée, et nous trouvâmes que les habitans du pays,
ne pouvant exercer hors de leur pays le besoin de quereller qui les
tourmente, se battaient entre eux. Comme nous abordions sur l’une des
deux plages de sable qui sont au fond du port, dont le reste des parois
sont composées de rochers escarpés, les balles sifflaient par-dessus
nos têtes, et un pyrgo de Karokes, qu’on nous montra sur l’un des
sommets voisins, était le sujet de la guerre. Nous fîmes rencontre
en ce lieu de deux voyageurs, dont l’embarcation était amarrée à l’un
des tronçons de colonnes ej> Marbre blanc et vert qui sont plantées
sur le rivage, et qui doivent provenir du temple de Tænarium ; quoique
Français, ils ne m’étaient pas moins suspects que les combattans.
Après avoir écouté, sans trop y ajouter foi, leur histoire qui sera contée
ailleurs, je gravis sur les pentes que nous avions en face, afin de visiter
le monastère fortifié dont elles sont couronnées, et dans lequel je devais
trouver l’évêque des Rakovouniotes, de qui j’espérais tirer quelques
lumières. Le prélat, qui n’avait pas voulu se commettre dans les différends
survenus entre ses ouailles, s’était rendu sous je ne sais quel prétexte
à Calamata depuis plusieurs jours; un caloyer le représentait, et
se tenait accroupi au soleil sur une natte en dehors des murailles que
gardaient cinq à six coquins aussi mal vêtus que bien armés. Le moine
grossier ne se dérangea point quand nous arrivâmes, et recevant avec
indifférence au moins, sinon tout-à-fait insolemment, les complimens
que je lui adressais par mon trucheman, il demanda laconiquement ce
que je voulais. « Que tu te lèves, répliqua vivement Kalkandy, pour
« : saluer avec le respect que tu lui dois un effendi qui te fait l’honneur
« de monter vers ton trou, et qui est l’ami de ton seigneur Dzanétaki,
« non moins que de son Excellence le Président. * Ces mots n’étaient point
achevés, que le caloyer, changeant de manières, s’inclinait déjà profondément
en prenant ma droite pour la porter humblement à son front;
le nom de Dzanétaki, et l’accent avec lequel il venait d’être prononcé,
l’avait comme terrifié, et celui du Président était alors fort respecté dans
toute la Grèce. «Puisque ce mylord1 est l’ami du Président, dit, en me
« désignant à Kalkandy, un Kakovouniote balafré par le milieu du
« visage, qu’il représente donc à sa Seigneurie, qu’en nous ôtant l’usage
« des armes sur mer, il nous ôte nos moyens d’existence; veut-il que
« ' nous mangions des pierres, ou que nous nous entre-dévorions. J’ai
« été riche, j’avais alors de la poudre tant que je voulais; maintenant
« à peine en ai-je pour ma propre défense, et je m’exposerais, si je
« tirais un Lièvre, à ce qu’il ne m’en restât plus pour les combats. g
i . L’habitude de voir des Anglais désoeuvrés dans le Péloponnèse, depuis que les îîes Ioniennes
appartiennent à la Grande-Bretagne, fait que le peuple y appelle communément mylord tout
étranger voyageur qui n’y fait pas quelque commerce. On nous a souvent désignés nous-mémes
sous ce titre, qui pour les Grecs était synonyme de seigneur ou d’effendi.
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