taine de Zarnate n’en conservait pas moins les honneurs attachés au litre
de (fils de bey). Quand nous montâmes vers lui en venant de
Gérénie, et après que nous eûmes passé près d’une première tour qu occupaient
quelques-uns de ses gens, nous le trouvâmes bouchant exactement
la porte de l’enceinte extérieure de son pyrgo, d’où il était descendu
pour nous recevoir : il était d’assez belle taille et d’un certain embonpoint,
vêtu d’étoffes d’or et de velours, fourré de zibeline, comme
un Moscovite, coiffé d’un turban, et ressemblait beaucoup plus à un visir
turc qu’à ses compatriotes. Les vieux amateurs de la comédie française,
qui ont vu l’acteur Saint-Prix dans le rôle d’Acomat, s’en pourront
faire une juste idée. 11 me tendit noblement la main, tout en jetant un
regard de méfiance sur ma suite, qui était assez nombreuse et en armes;
à toute autre époque, il n’eût certainement point souffert qu’elle fût
admise, et c’est tout au plus si la compagnie de son beau-frere, le sage
Mavrico-Poulo, qui nous servait d’introducteur, le rassurait. En grimpant
par la première échelle, qui conduit à la pièce d’apparat où nous
fûmes reçus, j’aperçus contre une niche pratiquée dans le mur, une
jeune fille qui s’efforçait d’en masquer l’ouverture, et deux pattes, où
je crus reconnaître celles d’un puissant Lion, qui semblaient sortir du bas
de son espèce de tunique : des rugissemens se firent aussitôt entendre,
mais l’enfant faisait effort pour les étouffer; l’un de nous parut effrayé,
Mavrico-Poulo s’en étant aperçu, essaya de le rassurer, en lui disant:
C’est le Chien du seigneur mon beau-frère; il ne connaît au monde
que son maître et la petite qui le nourrit; tout autre serait mis en pièces
I par ce redoutable animal qui couche au chevet, ce qui fait qu’il n’y a
1 pas besoin de garde autour du lit; celle-ci se tient seulement dans la
pièce qui précède la chambre où dort Atanasouli. La petite vient
« chaque matin retirer le Chien pour l’enchaîner dans l’endroit ou
vous venez de l’entendre, et où elle lui donne son premier repas
« qui consiste en un jeune agneau. * Je me rappelai a ce propos la des-
cription que nous donne Plutarque du séjour d’Alexandre, tyran de
Phérès, « que remplissaient des soldats veillant à toute heure autour du
« prince que gardait un Chien enchaîné très-dangereux, qui ne connaissait
que le maître, là maîtresse et une seule esclave qui lui donnait
« à manger. Quand son épouse, qui, lassée de ses cruautés, ayant con-
« juré sa mort, introduisit ses frères dans la chambre nuptiale pour
« l’assassiner, elle avait eu bien soin, en garnissant les échelons, par où
« il fallait monter, de laine qui empêchait d’entendre le bruit des pas,
« de faire retirer le Chien.1 ” J’ignore si la femme d’Atanasouli Komo-
doraki fut assez connue du terrible Chien pour n’en point être mordue,
et voulut aussi assassiner son mari ; mais dès long-temps sa famille très-
puissante l’avait retirée du pyrgo de Zarnate; elle résidait à Rambos
dans le sien. Plutarque et ses traducteurs qualifient sans façon de palais
les demeures de tous ces petits rois ou tyrans dont l’histoire des anciens
Grecs est saturée, qu’on me passe cette expression; les peintres et les décorateurs
ne manquent jamais de les représenter avec de belles colonnades
en portique, de grands vestibules, des sculptures et des pavés en Marbres
polis de diverses couleurs. U est cependant probable que ces demeures
n’étaient guère que des tours fortifiées, en tout semblables au repaire
du beyzades et autres seigneurs maniotes chez lesquels nous avons eu
accès : ces seigneurs eux-mêmes doivent être en tout pareils, selon qu’ils
sont bons ou mauvais, à ces Pisistrate, Denys, Aristocratès, Hiéron,
Abantidas, Poiycrate, Lydiadès, Aristodème et autres tyrans historiques,
qui ne furent pas tous des scélérats, quoiqu’ils eussent usurpé le pouvoir
absolu dans leur patrie. Il n’a peut-être manqué que des biographes à la
plupart des klephtes et des capitaines du Magne, pour que cette histoire,
qui donne souvent aux petites choses la plus grande célébrité, leur accordât
de brillantes pages.
En quittant le canton de Zarnate, nous nous rendîmes à Scarda-
mula, les chemins devinrent horribles, ou plutôt nous n’en trouvâmes
bientôt plus d’aucune sorte : il nous fallut d’abord descendre vis-à-vis le
revers du Réphali, où se trouve un petit golfe dans le fond duquel
on parvient de brisures en brisures, à travers lesquelles j’ai toujours
peine à comprendre comment nos mules ne se rompirent pas les jambes
mille fois; ce fut surtout pour remonter et atteindre le chapelle de Soros
que j’admirai l’adresse de ces animaux. On raconte, que des Turcs ayant
fait autrefois une descente en cet endroit, la Panagie, qu’on y invoque
j . Traduction de Dacier, T. III, p. 160.