CHAPITRE I I I .
EXCURSION A SAPIENCE. FE S T IN HELLÉNIQUE. ENVIRONS DE MODON.
SPHACTÉRIE. DEPART DU NOUVEAU PO U R LE VIEUX NAVARIN.
Nous débarquâmes au fond de la courbe en fer à cheval que forme
la côte septentrionale de Sapience en se creusant vers son milieu. Il s’y
trouve une petite baie sablonneuse1, dans laquelle notre canot tirait trop
d’eaù pour que nous y puissions attérir. Il nous fallut donc sauter lestement
sur les rochers voisins, dont on doit approcher avec beaucoup
de précautions pour ne s’y pas briser, et sur lesquels il est impossible
d’aborder pour peu que la mer soit agitée. Etant parvenus à descendre,
non sans courir le danger de tomber à l’eau, notre canot alla mouiller
à vingt pas en avant de l’arène, qui se prolonge assez loin dans la mer
pour qu’à une certaine distance il n’y ait guère que trois pieds de
profondeur, tandis qu’un peu à droite ou à gauche, et contre les parties
rocheuses où nous avions pris pied, il y avait au moins trois ou quatre
brasses. C’est probablement du lieu ou nous avions débarqué qu’entend
parler M. Pouqueville 2; mais nous n’y avons pas plus trouvé « les traces
« d’un cimetière de pestiférés turcs, que de chaussée recouverte d’une
« végétation parasite. * Je crois même pouvoir affirmer qu’il n’existe
pas de végétation parasite dans toute l’île de Sapience, du moins en
prenant le mot dans sa véritable acception. Il ne s’y trouve pas non
plus de bruyères; les arbustes de la famille des éricinées sont d’ailleurs
assez peu répandus dans l’Orient et n’y dominent jamais dans les plateaux
arides, comme ils le font dans ces landes dé l’Europe occidentale,
auxquelles on a quelquefois appliqué le nom de bruyères; désignation
qui donne une assez juste idée de l’aspect de ces landes, mais
qui en donnerait une très-fausse, si on l’étendait aux solitudes couvertes
i . Cette petite baie correspond à peu près, dans notre planche VQI, à la direction de la voile
blanche d’une embarcation qu’on y voit entre un navire à l’ancre et l’ile de Sapience.
a . Yojage de la Grèce, t. VI, p. 66.
par les buissons aromatiques qui forment lé caractère botanique des
surfaces non cultivées du bassin méditerranéen.
Le fond de la baie était le seul espace où l’on pût parcourir cinquante
pas horizontalement et parallèlement à la mer, sur une très-petite
largeur; le reste des côtes est composé de rochers escarpés et entassés
avec une telle confusion, qu’on n’y saurait trouver un mètre carré en
surface qui fût assez uni pour faire commodément deux enjambées.
Des branchages secs avaient été accumulés vers l’un des bords de
l’enfoncement, comme une provision préparée d’avance à l’usage des
marins et des pêcheurs qui, descendus sur l’île, ont besoin d’y faire
du feu. Les gens du préfet se mirent sur-le-champ à en allumer,
afin d’obtenir un ardent et considérable tas de braises : pendant que
le bois flambait en pétillant, on tuait le mouton, qui fut écorché,
ouvert et vidé avec une rapidité surprenante. Son corps fut ensuite
frotté extérieurement et intérieurement de graisse et de sel; on l’empala,
à proprement parler, au moyen d’un long pieu façonné avec
un échalas choisi parmi les arbrisseaux du lieu; deux fourches taillées
dans un tronc de lentisque servirent à supporter la broche improvisée.
Les entrailles de la victime, nettoyées, bien épicées et coupées en
rouelles, furent enfilées dans les plus longues baguettes qu’on pût
obtenir des myrthes d’alentour, et réservées pour être rôties à grand
feu, quand il en serait temps, c’est-à-dire un quart d’heure avant que
la grosse pièce du festin fût entièrement cuite. M. le préfet nous prévint
que toutes ces viandes que nous venions de voir mourir seraient tendres
et exquises dans deux heures tout au plus, mais qu’il fallait les manger
à point si nous voulions avoir une idée exacte des délices que peut
offrir un festin hellénique ou repas de klephte.
Ce nom de klejflite désigne aujourd’hui, à proprement parler, un
conquérant de grand chemin, un<svoleur à main armée; il se prend en
mauvaise part: dans l’origine, et naguères même, il fut au contraire
honoraire et répondait à celui de héros. Le peu de Grecs qui savent
qu’il est question dans lçs temps de leur histoire primitive des Dioscures,
de Persée, d’Hercule, de Thésée, d’Oreste et autres grands redresseurs
de torts, disent que ces illustres anciens étaient de puissans klephtes,