l’êtes...? Cependant, les premières clartés du jour venant à poindre
dans l’enceinte où nous étions débarqués assez avant dans la nuit, je
commençai à distinguer, autour de là place où j’avais dormi, une
multitude d’ossemens humains, que des Chacals y avaient dispersés
après les avoir arrachés d’une fosse voisine, où les cadavres confondus
des héros et des stipendiés, qui s’étaient entre-tués environ dix-huit
mois auparavant, reçurent confusément une sépulture commune. La
terre de cette solitude, naturellement rouge, comme celle des environs
de Navarin, semblait être toute pétrie de sang; et, comme si on y eût
à dessein entremêlé des crânes, des omoplates, des côtes attenantes
à des vertèbres, des fémurs ou autres fragmens de squelettes couleur
d’ivoire, retournés par des bêtes dévorantes, elle présentait le plus
hideux aspect, et notre suite demeura muette de stupéfaction à cette vue;
je m’en sentis également glacé. Revenu de ce premier effet d’un spectacle
inattendu, et rentrant dans le cercle habituel de mes idées, je me mis,
en observant ces tristes restes, à recueillir divers crânes, dont la plupart
étaient percés de balles; puis, les ayant disposés comparativement sur
une même ligne, j’y recherchai à quelle espèce d’homme chacun avait
dû appartenir. J’entrepris ensuite de faire distinguer à nos gens, qui me
regardaient faire en gardant un respectueux silence, parce qu’ils devinaient
bien que je n’agissais point dans un esprit de profanation; j’entrepris,
dis-je, de faire distinguer a nos gens les différences caractéristiques
que présentait chaque boîte osseuse. « Ceux-ci, leur dis-je, furent vos
« frères, rendez-les pieusement à votre terre sacrée, et pleurez en gar-
« dant le souvenir de leur haute vertu; ceux-là furent vos assassins;
« pardonnez-leur si vous pouvez, car ils n’ont été que les instrumens
aveugles d’un tyran, qui les eût fait tuer s’ils n’avaient donné la mort.*
Aucun muséum d’anatomie ne m’a offert une aussi intéressante collection
de crânes parfaitement différenciés que l’ossuaire de Roumaria; j’en
recueillis deux ou trois, de chaque espèce, entre les mieux conservés
et les plus blanchis; les ayant cachés dans nos bagages, je m’éloignai
rêveur du lieu où l’âmour de la patrie aux prises avec une fureur mercenaire
les avait accumulés.
La Commission scientifique se mit donc en route dans la matinée du
l .cr Juillet pour reconnaître l’embouchure de l’Eurotas, et visiter le
canton d’Hélos; ce fut dans cette nuit, passée au milieu d’un charnier,
que nous fûmes pour la première fois assaillis par les Cousins qui, jusqu’à
notre arrivée dans Monembasie, devaient nous causer cette privation
absolue de sommeil que je tiens pour la principale cause des fièvres
qui tout à coup ont suspendu nos travaux. Nulle part je n’ai vu des
volées aussi épaisses de ces insectes atroces; ceux dont les cantons marécageux
de Morée sont remplis aux approches de l’été et jusque vers le
milieu de l’automne, appartiennent à une espèce que les entomologistes
ne connaissaient point encore, et que M. Brullé, qui les bravait le mieux,
a décrite et figurée sous le nom de Culex Kounoupi1. A peine commençait
le crépuscule du soir, qu’ils s’introduisaient dans nos tentes en sonnant
l’alarme: ils en noircissaient complètement l’étoffe, quand, repus de
notre sang, ils s’y reposaient étroitement serrés les uns à côté des autres
et par myriades sur le matin ; on n’y distinguait quelquefois plus une
des raies bleues du coutil. Nous pouvions alors tirer vengeance des tour-
mens qu’ils nous avaient causés, en les écrasant tous; mais de nouvelles
légions venaient promptement remplacer celles dont la destruction ne
nous rendait point le repos. Nous essayâmes d’abord, pour les mettre
en fuite, de brûler de la poudre; ce moyen n’eut aucun succès; des
moustiquaires eussent pu seules nous protéger, nous n’én avions pas
prévu la nécessité. Après deux ou trois fois vingt-quatre heures d’insomnie
nous fûmes, exactement parlant, chassés de nos demeures, préférant
coucher en plein air, où la brise semblait suspendre l’acharnement
des nouvelles Harpyes; mais cette imprudence fut une autre cause de
fièvre. Je recommande aux voyageurs qui visiteront le pays d’Hélos,
de n’y pas tomber. Ne pouvant parvenir à chasser de maudits animaux
qui donnent une idée parfaite de ce que fut la troisième plaie d’Egypte2,
je pris le parti d’étudier leurs moeurs, et d’observer sur moi-même le
mécanisme de leur piqûre; j’en ferai le sujet d’un mémoire digne de
la société d’entomologie, pour laquelle je le réserve.
i.. Tome III, 2.* partie, n.° 6a3 , p. 289, pl. XLVI, fig. 1. Notre entomologiste a conservé,
comme spécifique, le nom de Kouvovtti, qu’on donne dans le pajs à ces exécrables diptères.
2. Exode, chap. YDI, v. 16 et 17..
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