respect de ces mêmes Maniotes devant qui elles se montrent si soumises;
quoique vivant dans une sorte de servitude apparente, elles n’en ont pas
moins leur part de domination; auGun homme ne leur manqua jamais
d’égards : chargées des soins du ménage, qui chez les classes rustiques
s’étendent jusqu’aux plus rudes travaux des champs, nul n’oserait se
permettre avec elles, du moins en public, les moindres façons de familiarité,
et ne se mettrait à son aise vis-à-vis la dernière de toutes. J’ai
souvent rencontré de ces habitans des montagnes de Laconie voyageant
avec la totalité de ce qu’ils possédaient, c’està-dire leurs munitions de
guerre, leur famille et quelques paquets de hardes; marchant en tête
parés de leurs armes, ils donnaient un bras à leur vieille mère, soutenant
de l’autre la plus jeune de leurs filles, suivis de leur femme et du reste
de leurs enfans, qui portaient les bagages quel qu’en fût le poids; mais
ces hommes, qui n’eussent en aucun cas soulagé une épouse du moindre
fardeau, eussent exposé leur vie sans hésiter dans l’expédition la plus
hasardeuse pour lui conquérir de brillans habits, des colliers, des agrafes
d’or ou d’argent et autres bijoux, dont ils se complaisent toujours à la
voir parée. Ils leur font en chaque occasion la première et la plus riche
part dans le butin, la protègent sans cesse, et ils la vengeront jusque
dans la dernière génération de l’insolent qui lui manquerait, ou refuse,
rait seulement de lui céder le pas dans quelque étroit sentier. La mere
de famille ne prendra point place au repas de son mari, oii elle doit
le servir debout; mais le meilleur morceau lui sera réservé, et tout en
recevant de ses mains, avec un air de dignité presque risible, le mets
qu’elle lui présentera, il lui fera connaître par un coup d’oeil de bienveil,
lance, qu’il est sensible aux soins qu’elle mit à préparer ce qu’il aime
davantage; des coussins et des tapis sur lesquels on se repose, les plus
moelleux seront à son usage; enfin, durant les guerres civiles qui s’éle?
vaient si fréquemment de cantons à cantons, ou de pyrgos à pyrgos, les
femmes pouvaient circuler sans crainte d’être jamais muletees par les
combattans; et si, lorsque, se rencontrant à la fontaine, au moulin ou
en tout autre endroit, elles viennent à se quereller pour la cause de leurs
maris, ceux-ci, ajoutant en ligne de compte dans leurs haines les maur
vaises paroles dites à leur moitié, en deviennent implacables, et cherchent
à se venger de ce genre de tort avec plus d’ardeur que de, ceux qui lès
touchent personnellement. Celui qui maltraiterait la femme la plus misérable,
et surtout celui qui battrait la sienne à la vue de tous, courrait risque
de devenir un ennemi public; il serait au moins réputé abject, ou maltraité
et battu à son tour, non-seulement par ses voisins, mais encore dans
chaque endroit où le bruit de sa brutalité serait parvenu. Il est reçu qu’on
tue d’un eoup de pistolet son épouse infidèle, sa soeur ou sa fille séduite;
mais non qu’on les avilisse en les frappant ignominieusement. Il faut que
ce soit à Janina qu’on s’arroge de les excéder de coups1 ; mais on ne le ferait
point chez les Spartiates impunément et sans être à jamais déshonoré.
Je ne m’étendrai pas davantage sur les moeurs ou sur l’histoire d’un
peuple calomnié, dont Rhulières a le mieux écrit jusqu’ici. Je ne regarde
point ces montagnards comme des Spartiates de pur sang, malgré la prétention
qu’ils ont de descendre en ligne directe et sans mésalliances des
fils de Lélex; mais je ne saurais voir en eux une race de bandits venus
on ne sait d’où et à diverses époques, à dater du tyran Nabis. Ils sont des
hommes de Lycurgue, comme les Français sont des Francs, les Anglais
des Bretons, les Espagnols des Ibères, les Allemands des Germains, et
les Polonais des Sarmates; mais cependant, plus qu’aucun de nous, ils ont
conservé de leur caractère antique : les habitans des chaînes du Taygète
sont encore ceux de tous les Européens dont les siècles ont le moins
altéré la primitive physionomie et le sublime langage. Les pourra
calomnier qui aura des raisons pour le faire; je crois, en les étudiant,
avoir acquis le droit de les justifier, et je reviendrai sur cet intéressant
sujet dans une relation plus détaillée que j’ai déjà promise. Il suffit
ici de dire, qu?insoumis depuis l’époque où Rome, dont ils furent
toujours assez bien traités, perdit ses droits sur eux, les empereurs
d’Orient, les princes indigènes appelés Despotes, les conquérans français
du temps des croisades, les Yénitiens et les Turcs eux-mêmes, ne purent
jamais les réduire à cet état de servitude où se plia, presque sans résistance,
le reste de l’Orient. En vain l’on éleva des forteresses sur toutes
leurs communications pour les tenir en respect, ils n’ont guère payé
que les tributs qu’ils s’imposaient eux-mêmes, et n’ont jamais fourni un
• ■ ». .Voyez le Voyage de la Grèce, t. V I ,.p . 173..