envoyées par Ibrahim pour ravager ces cantons montueux entreprirent
d’enlever Pavlitza. Les habitans du village, avec quelques-uns de leurs
voisins, couverts par les constructions helléniques, se défendirent vaillamment,
et plus, de cent assaillans demeurèrent sur la place. Nous
eûmes, à notre tour, un autre genre de combat à soutenir , non loin de
ce même champ de bataille.'
Comme nous approchions de Smarlinà, trois chiens énormes vinrent
fièrement à notre rencontre, sans aboyer et sans montrer la moindre
colère; si nous n’avions déjà eu affaire à de tels animaux, nous nau-
rionspris aucune défiance; mais connaissant leur manière d’attaquer,
nous soupçonnâmes d’abord les mauvaises intentions de ceux-ci et,
ramassant des cailloux, nous nous mîmes en mesure de nous bien défendre.
Il était temps, les agresseurs n’étaient plus guère à dix pas lorsque,
poussant de véritables rugissemens, ils s’elancerent sur la tete de notre
colonne avec une furieuse impétuosité. La grele qui tomba sur eux de
toute part les surprit à leur tour : ils s’éloignèrent en silence plus rapidement
qu’ils n’étaient venus, et furent s’accroupir à quelque distance
sur un tertre d’où, comme honteux de leur défaite, ils nous regardèrent
passer en grondant.
Les chiens sont ce que les voyageurs isolés ont le plus à redouter en
Morée, et les voleurs y sont beaucoup moins à craindre, parce qu’ils
n’assassinent presque jamais; tout brigand qui se mettrait en embuscade
pour tuer les passans et les dépouiller ensuite, n’exercerait pas long-temps
son affreux métier, dont les Klephtes les plus déterminés ont toujours
eu la plus sainte horreur; et je dis sainte, parce que cette horreur a sa
source dans les croyances religieuses, qui signalent l’homicide sur la
grande route comme le plus irrémissible des péchés. Les voleurs grecs ne
ressemblent en rien aux bandits de l’Espagne ou de l’Italie; plus braves,
moins sanguinaires et tout aussi superstitieux, ils ne se montrent impitoyables
que lorsqu’un sentiment patriotique vient exalter leur colère
et que des Turcs, par exemple, leur tombent sous la main; alors ils
ne se bornent pas à détrousser, ils tuent. Le Moréote le plus pillard ne
frappe que dans les expéditions guerrières, où le frein de la religion se
relâche : se bornant dans les temps ordinaires à dépouiller les gens,
surtout ceux qui. ne sont pas bien armés ou d’un air aguerri : ils s’y
prennent avec une sorte de politesse. « Combien de temps, mon bon ami,
« disent-ils, avez-vous porté cette fustanelle, cette veste, ces souliers, ce
« féci ? i ou toute autre pièce du costume convoité par le larron ; « ne
«' pourriez-vous me les prêter? * Le volé sait dans quelles vues on lui fait
des questions si courtoises, et s’il ne se trouve pas en mesure d’y répondre
par la force, il se laisse enlever paisiblement ce qu’on lui demande à titre
d’emprunt; un danger plus sérieux ne commencerait qu’aux cris ou aux
menaces, qui pourraient bien être étouffés d’un coup de fusil. Il est arrivé
que des malheureux, qui s’étaient prudemment résignés, ont été attachés
à des arbres, afin qu’ils demeurassent dans l’impossibilité d’aller réclamer
du secours et qu’ils ne pussent mettre, par leur plainte, quelque détachement
sur les traces du voleur; mais les risques sont bien autres lorsqu’on
passe dans le voisinage des Moutons, surtout de ceux dont on rencontre
des troupeaux loin des lieux habités; les vigilans gardiens de ces animaux
paisibles sont beaucoup plus féroces que tous les brigands et les klephtes
imaginables; ils sont de l’espèce du Chien de berger et appartiennent à
une race plus forte et plus irascible que celle qu’on trouve répandue dans
le reste de l’Europe. Il existe entre eux des métis de divers pelage, et de
plus ou moins grande taille. Les Chiens de Laconie ne l’emportent en rien
maintenant sur ceux des autres cantons, qui sont probablement issus de
la race que les anciens nommaient Molosses; tous sont également alertes,
ombrageux, sournois, braves et prudens. Leur poil hérissé est ordinairement
noirâtre, avec l’oreille droite et courte; l’oeil saillant et vif; la queue
forte, se relevant comme si on l’eût niquetée, ayant des soies qui retombent
vers l’extrémité où sont les plus longues. On les entend grondant ou
hurlant dans les montagnes, surtout durant les ténèbres : on dirait que,
par leurs cris, ils avertissent au loin les Loups et les Lynx qu’ils sont sur
leurs gardes; ces aboiemens nocturnes équivalent au sentinelle prenez
garde à vous du soldat en faetion. Peu familiers avec leurs propres
maîtres, qui ne leur tiennent aucun compte de la vigilance et du dévouement
qu’ils montrent à toute heure, c’est par un instinct particulier qu’ils
servent si fidèlement, sans attendre la moindre caresse : ils sont dans la
famille du berger, comme les eunuques au sérail, pour contenir la faiblesse
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