aussi les récifs, m’offraient quelques polypiers et des hydrophytes in-
téressans, quand un coup de fusil, signal dont nous étions convenus
avec le^préfet, réunit tous lès membres de la Commission vers le point
où nous avions pris terre. Ma montre disait quatre heures, le thermomètre
de Réaumur marquait 16 degrés, le temps était délicieux, et
chacun apportait avec soi cet assaisonnement que les anciens Lacédé-
moniens regardaient comme indispensable pour apprécier l’excellence
de leur brouet noir.
Par 'les soins de l’ordonnateur du repas, un tapis de Turquie se
trouvait étendu* sur le seul espace uni qu’on eût découvert parmi de
grands quartiers de pierre à demi cachés entre de tortueux lentisques ;
les derniers et tendres rameaux de divers arbustes avaient été coupés
pour former une espèce de litière centrale, sur laquelle le mouton que
rious avions vu saigner, écorcher et empaler dans la matinée, fut posé
fumant,dout entier et rôti à faire envie. Le ventre, qu’on avait d’abord
ouvert pour vider l’ànimal, avait été ensuite cousu au moyen de quatre
points de suture formés des quatre pieds, entortillés de bandelettes
d?entrailles ; les rognons soigneusement retirés eii dehors paraissaient
sur les reins dorés comme deux boules plus blanches; une botte d’âche
sauvage fut mise en travers dans la gueule du mouton au moment de le
servir. Des-assiettes de terre étaient rangées contre la litière de feuillage,
sur le tapis même, où restait encore juste la placë%écessaire pour.que les
convives se pussent accroupir tout autour à la manière de tíos tailleurs
quand ils travaillent sur leur établi. Les Grec»; qui ne- se servent jamais
de chaises, ne connaissent conséquemment point notre manière de
s’asseoir ; ils croisent leurs jambes , chacun de leur pied%e plaçant sous
l’une des cuisses en pliant les genoux,'ce qui est horriblement gênant
quand on n’y estepas habitué, impossible même pour peu qu’on ait des
pantalons modérément serrés.
Un palikar jse chargea de découper la pièce du milieu, ce qu’il fit
très-adroitement avec ses doigts et après avoir donné seulement quelques
coups de son yatagan à travers les principales jointures de la colonne
vertébrale ou des cartilages du sternum. 11 arrachait particulièrement
les côtes avec une merveilleuse dextérité; je n’ai vu depuis qu’un autre
palikar chez Colokotroni, et l’espèce de maître-d’hôtel mainote du
puissant Mourdzinos de Scardamula, qui s’en tirassent avec la même
adresse et qui missent en autant de fragmens un gros animal, sans
employer ni couteau, ni fourchette. Il fut décidé à l’unanimité que
les klephtes étaient les hommes de la terre qui s’entendent le mieux à
faire cuire ainsi qu’à découper les moutons. Flatté du compliment ,
l’éçuyer tranchant et déchirant nous assura que ce qu’il exécutait sous
nos yeux ne pouvait donner qu’une imparfaite idée de son savoir-faire :
« j’ai, dit-il, été de la maison de Panagioti Yatracos, que vous Verrez
« à Mistra : on faisait bonne chère alors chez ce général, où j’ai vu
« rôtir des*veaux dans lesquels on mettait un gros mouton", contenant
« un plus petit mouton, puis un lièvre, puis un plus petit lièvre; enfin,
« jusqu’à un oisillon, et le tout cuisait à merveille, jusqu’au petit
« oiseau, sans compter que je découpais le tout aussi bien que j vous
« venez de me voir cuire et servir ce simple morceau. * JEu admirant le
talent d’un si habile homme, que par la suite Yatracds m’a dit avoir
été effectivement de ses gens, chacun fit, en bien mangeant, l’éïôge des
morceaux. Les $oKogèT& ( cocoretzi ) ou brochettes d’entrailles furent
servies à leur tour, accompagnées de cette èspèce d’ache sauvage dont
il a tout à l’heure été parlé, et qui .fut répandue par poignées sur le
couvert. On sert .ce végétal sous le nom de salade, quoiqu’on ne l’accommode
en aucune manière, les Grecs le mangent absolument comme
les troupeaux broutent l’herbe.
Le préfet avait aussi fait pêcher, durant notre promenade daiïs l’intérieur;
et des:fruits de mer, comme on les appelle dans tout le bassin
delà Méditerranée, nous formèrent un second service, où parurent des
oursins, la tonne cannelée et de gros buccins1 ; ces deux mollusques
bouillis dans leur grosse coquille étaient non moins coriaces que l’eût
été du vieux cuir. On nous servit aussi de cette,pinue marine hérissée3,
qui est la plus grande des bivalves de nos côtes européennes, et dont
on trouve communément les plus beaux individus en Morée et dans
i . Dolium galea, Lamarck, An*sans vert., t. V it, p. 25g ; et Triton varicgatum, p. 178.
a. Pinna nobilis, Lamarck, An. sans vert., t. VI, p. i 3i .