« on se tirerait bientôt des coups de fusils d’un village ou d’une maison
S à l’autre; ma tranquillité se fonde sur celle d’autrui, que j’ai bien soin
* d’entretenir, et sur le besoin qu’ils ont tous, plus ou moins, de mon
« influence pacifique.” Le capitaine de Malta s était en quelque sorte
établi juge de paix dans l’éparchie, où cependant il eût pu s’ériger en
tyran tout comme un autre, ayant un bon pyrgo, de hautes alliances,
avec assez d’argent pour acheter de la poudre et entretenir des gens
de guerre. 11 n’y avait jamais eu de beys dans sa maison; mais de bon
lieu, il avait épousé la soeur d’Atanasouli-Kormodoraki, capitaine de
Kambos ou Campos, ce qui le rendait en outre beau-frère de Mourdzinos,
seigneur d’Androuvista, homme puissant et guerrier redouté. Nous avons
déjà dit q u ’a p r è s la prise de Navarin, où se trouvait Atanasouli en 1821,
le fougueux évêque de Modon ayant fait jeter sur le roc de Kuloneski
des Turcs qu’on avait pris dans la place (p. 131), Mavrico-Poulo, profitant
de l’influence de son beau-frère, sauva un grand nombre de ces
infortunés, et qu’il les fit transporter à ses frais dans l’île de Cérigo pour
y être rendus à la liberté; sa philanthropie ne faisait nulle acception de
religion ou de patrie, il suffisait qu’on fût malheureux pour avoir droit
à sa commisération. Il mit une complaisance extrême à nous conduire
dans tous les endroits qui méritaient qu’on les visitât, et nous montâmes
d’abord avec lui dans l’église de Yaroussi, devant laquelle était une terrasse
d’où l’on jouissait d’une vue ravissante: cette église était fort bien
tenue, avec des dorures en profusion, et des peintures dont le papas nous
donna l’explication àsa manière; comme je regardais dans le pavé un
Marbre sur lequel était gravée l’aigle à deux têtes , surmontée d’une couronne
impériale, avec deux rosaces latérales, il m’assura «que cétait
« l’emblême de la Religion, qui, dominant l’Orient et l’Occident, devait
\ également et à la fois regarder ces deux moitiés du monde.” Mavrico-
Poulo, l’ayant laissé dire, pensa que ¿était quelque témoignage de la
domination byzantine, et je vis par là qu’il n’était pas seulement
un sage, inâis qu’il était de plus un homme instruit; je fus confirmé
dans cette opinion quand je trouvai chez lui quelques vieilles cartes
vénitiennes des pays levantins; une mappemonde latine, tirée deMer-
cator ; plusieurs livres d’histoire et de sciences, la plupart italiens, avec
une édition in-folio d’Aristote en grec ancien, qui faisait sa plus chère
étude. Son château carré, situé sur la pointe d’une montagne en pain de
sucre, dominait Malta, qui contient environ 200 habitans, et dont l’église
très-décente a aussi une terrasse d’où se découvre une grande partie du
canton. Le chemin pour y monter est difficile, et quand nous fûmes parvenus
d’échelle en échelle à l’appartement qu’il y occupait, il nous présenta
sa femme, vêtue de velours vert foncé, galonné d’or, et garni de
fourrures, comme si elle eût été quelque boyarde des environs d’Archan-
gel : elle pouvait avoir trente-six ans et passer encore pour belle; sa fille,
qui en avait tout au plus seize, était charmante, et l’éclat de son teint
nous frappa d’autant plus qu’il était relevé par une épaisse garniture
de martre noire capable d’étouffer toute autre qu’une Grecque, parles
34 degrés de chaleur que marquait le thermomètre centigrade; la
chevelure de ces dames descendait jusqu’à la hauteur des genoux en
grosses tresses, entremêlées de rubans couleur de feu. Deux femmes de
leur suite, dont les vêtemens ne répondaient point au luxe d’atours sous
le poids duquel marchaient dignement leurs maîtresses, donnèrent à laver;
et la demoiselle châtelaine nous ayant présenté modestement l’essuie-
main, se retirait en faisant une si profonde révérence, accompagnée d’une
génuflexion si humble, que j’en étais tout confus quand je sentis que
la charmante fille, mè prenant la main droite, la portait à son front.
Cest la manière dont les Grecques bien élevées saluent leurs grands-
parens etles personnes d’un rang supérieur : elle est la marque de l’espèce
d’asservissement dans lequel on les tient dès l’enfance, et j’en fus tellement
surpris, je dirai même choqué, que, sans réfléchir à des bienséances
qui avaient si peu de rapport avec les nôtres, je m’opposai à ces semblans
de prosternation; je m’inclinai au contraire le plus révérencieusement
qu’il me fut possible, et, m’empressant de relever l’aimable créature
devant laquelle je faillis moi-même tomber à deux genoux, j’allais lui
baiser respectueusement la main, quand je m’aperçus au maintien des
assistans que ma galanterie devenait un ridicule; prenant alors les airs
d’un homme qui savait vivre selon les lieux, je me laissai faire toutes les
démonstrations d’humilité qu’on voulût, avec la gravité qu’y eût mis le
plus fier des capitaines Spartiates. Cependant les femmes sont l’objet du