tier cessa. Pour gagner la cime du Taygète, il fallut désormais chercher
sur ses pentes, souvent effroyablement rapides, quelque échancrure où
l’on pût placer le pied, en s’aidant souvent des mains. Un premier mur
à pic menaça de nous arrêter; mais de trous en trous, de saillies en
saillies, suspendus sur des précipices, nous parvînmes à en gagner'le
haut, et ce pas dangereux fut appelé par nous celui du Schiste, à cause
de la nature des roches qui le formaient. Ici commençait ce que les
montagnards nomment Tou Boa to Diasséli : c’est un bois de Pins
clair-semés sur une pente extraordinairement inclinée, que les feuilles
sèches tombées des arbres rendent très-glissant; a chaque instant nous
y eussions certainement roulé à plus de cent toises, si des troncs propices
ne nous eussent fourni les moyens de nous, arrêter quand nous
Commencions a trébucher. Après cette pente boisée, la déclivité s’adoucit
un peu, mais elle se forme de blocs arrondis, de toutes les grosseurs,
entassés pêle-mêle et sans liaison ; ces espèces de galets de la haute région,
se détachant sous nos pas, faillirent cent fois nous entraîner dans d’incommensurables
précipices, surtout lorsque, nous accrochant machinalement
aux masses qui semblaient pouvoir nous prêter secours, celles-ci,
qui n’étaient pas mieux assujetties que les autres, se détachaient et s’en
allaient en bondissant faire jaillir bruyamment des milliers de pierres
au-dessous de nos pas. Nous appelâmes Pas calcaire, ce lieu où l’on
chemine durant plus d’un quart d’heure en péril de mort; nous commençâmes
ensuite à trouver les neiges à l’endroit appelé Dodéka-Stra-
vopighia : elles couvraient çà et là par nappes isolées des espaces plus
ou moins étendus : leur surface était onduleuse ou hérissée de petites
pyramides, semblables pour la forme à celles que représentent plusieurs
glaciers de nos Alpes françaises, mais dont la plupart n’atteignaient guère
à un pied de hauteur. Autour de ces nappes s’épanouissaient, à mesure
que la fonte avait lieu, et que la lumière venait favoriser la végétation
dans les interstices des pierres, les fleurs couleur d’outremer de la Seille à
deux feuilles (n.° 463), la livide Fritillaire à feuilles de Tulipe (n.° 444),
un joli Safran inconnu à teinte pourprée (n.° 42) et une Fumeterre lavée
de violet (n.° 923); partout où ne se voyaient pas ces jolis mais chétifs
végétaux, la montagne était dépouillée, aride, d’une teinte grisâtre ou
jaunâtre, et diaprée de grandes places éblouissantes. Arrivés à l’extrémité
du torrent, sur les bords duquel nous avions passé la nuit, et dont nous
avions remonté les escarpemens de droite, le faîte du Saint-Elie, qui
est le sommet du système des monts de Laconie et le point culminant du
Taygète, se présentaità nous comme un vaste piton dominateur, composé
de blocs calcaires, semblables à ceux entre lesquels nous venions d’avoir
tant de peine à marcher, mais chargés de neiges, ce qui, les fixant un peu,
les rendait moins dangereux, encore que leur inclinaison fût plus forte.
Après nous être reposés quelques instans, laissant derrière nous le pic
appelé Halasméno, nous escaladâmes les trois cents pieds à peu près qui
restaient pour atteindre à plus de douze cents toises (2408mètres) au-dessus
du niveau des golfes de Messénie et de Laconie, sur lesquels la vue plongeait
à droite et à gauche du Nord-Ouest au Sud-Est. Il était environ six
heures du matin, quand nous fûmes rendus au terme de notre périlleuse
ascension : aucun Voyageur n’avait encore tenu la même route, et ne s’était
élevé au faîte de ce Pentadactyle si célèbre; les Spartiates eux-mêmes paraissent
avoir depuis long-temps renoncé aux pèlerinages qui les y attiraient
jadis, une fois l’an. Les premiers donc nous contemplions l’ensemble
du Péloponnèse, d’un point où l’on peut dire assez exactement qu’on le
découvre tout entier : je sais bien qu’on a imprimé quelque part « qu’au
« temps du voyage de M. Scrophani, deux voyageurs anglais montèrent à
« la cime la plus élevée du Taygète;” mais le fait est controuvé, comme
tant d’autres assertions emphatiquement entassées dans le même ouvrage.1
Taygète, selon les plus anciennes traditions, eut de Jupiter un fils,
nommé Lacédémon, qui épousa Sparte, fille d’Eurotas3; elle donna
1. Pour éclaircir ce qui en était, nous avons interrogé tous les habitans du pays avec lesquels
nous nous sommes trouvés en rapport. Us se sont d’abord montrés étonnés de la curiosité qui
nous avait fait braver tant de fatigues pour grimper comme des chèvres sur la pointe d’une montagne
où nul voeu fait à S. Hélie ne nous obligeait de gravir. «Jamais aucun Franc n’en fit autant,»
ajoutaient-ils; «pas un Mylord n’eut celte fantaisie,» nous disait Mourdzinos. «J’ai pourtant ouï
« conter', m’écrivait Mavrico-Poulo, que des voyageurs venus d’Angleterre voulurent, ii,y a une
« trentaine d’années, se rendre là-haut : ils prirent la même route que vous; mais, parvenus vers
« Dylangada, ils se dégoûtèrent et s’en revinrent aprèsavoir écrit leurs noms et la date de leur
« voyage manqué sur un grand quartier de rocher, où on les voit encore.» En redescendant la
montagne, nous avons vainement cherché cette inscription dans le lieu indiqué.
2. Pausanias, lib. III, cap. 1, au commencement.
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