précieuse, les hortillons demeurent dans les villages du bord de la
vallée; c e s t par le chemin d’eau que soir et matin ils quittent ou
regagnent leur exploitation.
Tous ces fossés exigent un entretien continuel. Deux fois par an,
il faut les faucarder ; sinon les herbes les auraient bientôt obstrués ;
ce travail se fait du 15 Mai au 15 Juin et du 15 Septembre au
15 Octobre. Il faut aussi les curer, et extraire de leur lit les boues et
les détritus de légumes qui s’y accumulent ; une partie de ces boues
sert d’engrais pour les aires ; l’autre est consacrée à la réfection des
rives. Dans ce terrain meuble et inconsistant, les berges se dégradent
sans cesse par l’effet des gelées, des vents, dès eaux et des rats.
Sans ces travaux de défense, les hortillonnages redeviendraient vite
la proie de l’eau.
Cette nature curieuse se reflète dans le travail et dans la vie de
l’hortillon. L ’échiquier des îlots séparés par des fossés fournissait les
cadres d une culture très morcelée ; les petits carrés ou aires ont une
étendue qui varie de 4 à 40 ares. Sur cette terre dont il paie le loyer
1 hortillon réalise des prodiges de travail. Sa vie se passe à bêcher
et à planter. Il aime la routine, il redoute les innovations, il tient
pour le fumier contre les engrais chimiques ; mais nulle part on ne
sait faire produire davantage à la terre ; nulle part un même terrain
ne donne plus de récoltes en aussi peu de temps. La première année
on sème pêle-mêle à la volée, vers la mi-Février, des radis, des
salades, des carottes, des oignons, des poireaux. Les radis se récoltent
en Mai; les salades en Mai et Juin, les carottes en Juin et Juillet,
les oignons en Août, les poireaux à la fin d’Août. A la fin d’Août,
après avoir bêché et fumé, on repique des choux qui se récoltent en
Décembre, Janvier et Février, des salades qui se cueillent fin Septembre.
« La seconde année, on donne un labour et une fumure, on
redresse les rigoles, les canaux, on rabat les berges des aires. On
sème des pois, par routes, à 2 mètres de distance, et, entre les routes
de pois, on plante trois rangées de pommes de terre à 0m,50 les unes des
autres. Les pois se cueillent à la fin de Juin ; à leur place, on plante
les choux. Les pommes de terre se récoltent en Août et Septembre ;
aussitôt on repique des laitues ou des chicorées qu’on cueille en Septembre
et Octobre; enfin on récolte les choux en Décembre et Janvier.
L a troisième année, on recommence par un labour avec fumure,
puis on sème pêle-mêle des radis et des salades. En Mars, en Avril,
suivant le temps et la saison, on plante des oeilletons d’artichaut.
Les radis s’arrachent en Avril ou Mai et les salades en Mai ou Juin.
Les artichauts se cueillent en Août et Septembre, et, aussitôt qu’ils
ont fini de donner, on repique à leur place des chicorées que l’on
recueille en Janvier et F év rier1. » Les récoltes poussent les récoltes ;
elles se succèdent sans répit sur un sol créé à force de travail. L’hor-
tillonnage est aussi un verger ; entre les carrés de léguftïes s’étendent
des plantations d’arbres fruitiers, de cerisiers, de pruniers, de
poiriers, de pommiers, à l’ombre desquels s’alignent des groseillers ;
c’est une véritable superposition de récoltes dans le temps et dans
l’espace.
Aussi ces terres fécondes ont toujours eu une valeur exceptionnelle.
Les hortillonnages remontent à une époque ancienne ; vers 1220, on
jetait les fondations de la cathédrale sur un terrain appelé le Champ
des Artichauts et donné par les hortillons qui formaient une riche
corporation. En 1289, l ’abbaye de Saint-Acheul achetait un aire sur
le territoire de Huy, aujourd’hui La Neuville. Le sol atteignit toujours
des prix élevés : 600 à 900 francs l’hectare au xvie siècle, 1.000
à 3.000 auxviie, 3.000 à 10.000 au xvme ; aujourd’hui il peut arriver
à 12.500 francs. Le revenu total de ces jardins, qui était en 1833 de
810.000 francs, dépasse maintenant deux millions. A certains jours
de la belle saison, on évalue à 30.000 mannes, soit 50.000 francs
environ, les fruits et les légumes vendus au « Marché sur l’Eau »
d’Amiens; il en vient de Montières, de Longpré, de Renancourt;
mais la plus grande partie est amenée par les hortillons. Dans les
hortillonnages, l’hectare se loue en moyenne 150 francs; car les
2.500 hortillons ne sont pas propriétaires du sol qu’ils cultivent; les
aires coûtent trop cher pour appartenir à ceux qui leur donnent leur
valeur.
Autour des villes de vallée, nous retrouvons les mêmes cultures
maraîchères. A Abbeville2, 500 ou 600 personnes cultivent les
légumes et entretiennent des pépinières : les jardiniers du faubourg
de Rouvroy figurent dans les textes du xve siècle sous le nom de
« Ilortolani ». Autour de Péronne, à Flamicourt et à Sainte-Rade-
gonde, de beaux jardins occupent de grandes étendues de marais : ce
sont les « hardines » ; les « hardiniers » forment encore une corporation
sous le patronage de saint Phocas. D’Ayencourt jusqu’à Frami-
court, ce sont des légumiers qui occupent le fond de la vallée de
Montdidier“ ; comme dans les hortillonnages, la culture s’y morcelle
à l’infini; chaque, parcelle s’y divise en petits compartiments appelés
parquets, séparés par des fossés pleins d’eau; les 200 ou 300 jardi-
* Risler, Géologie agricole, 11, p. 368.
s Ardouin Dumazet, id., XXII.
3 Beauvillé, 476, II, p. 306-307.