son exploitation ne se mesure ni à l’étendue de cette exploitation,
ni au nombre des chevaux qu’elle occupe, ni à la quantité de bétail
qu’elle nourrit. En effet, l’étendue de l’exploitation peut très bien
varier selon la nature des denrées qu’elle produit; dans le Santerre,
pays de céréales et de betteraves, elle est plus grande que dans le
Vimeu où le paysan ajoute au produit des grains l’élevage du poulain
et la récolte des pommes dans les pâtures. Dans le Haut-Boulon-
nais, partout où 1 on nourrit des porcelets, l’exploitation est plus
réduite que dans les campagnes de l’Artois, vouées aux céréales.
Sur les confins de la Picardie et de 1 Artois, dans la zone où se maintiennent
le lin, le colza et l’oeillette, elle diminue aussi ; la nature
des produits récoltés peut donc faire varier l’étendue des exploitations
; mais cette variation peut n’engager en rien la valeur de leur
rendement. De même le nombre des chevaux n ’est pas forcément la
preuve de cette valeur ; dans le Boulonnais et le Yimeu ce nombre
est disproportionné aux besoins de la culture puisqu’il résulte avant
tout d’une spéculation; en outre, selon la difficulté des labours, il
peut augmenter ou diminuer ; on laboure avec 5 chevaux sur les terres
lourdes et montueuses de Frencq (Haut-Boulonnais), avec 3 chevaux
à Esnes, avec 2 chevaux à Monchy-le-Preux ; beaucoup d’exploitations
très prospères ne possèdent même pas de cheval'; certains cultivateurs
se chargent de labourer pour les ménagers qui possèdent
2, 3, 4 hectares , d autres s entendent pour se prêter réciproquement
chevaux, harnais et voitures : ce qui s’appelle « coupler ». On
ne saurait davantage adopter le nombre de vaches comme indice de
la valeur du rendement; car, en bien des villages, la population des
étables dépend de 1 étendue des spéculations qui portent sur la vente
du lait, du beurre et du fromage. De là, pour toutes ces raisons,
1 infinie variété des exploitations considérées dans leur forme et
dans leur vie ; tantôt 5 à 10 hectares, 4 ou 2 chevaux, 2 à b vaches
dans les cantons dArras, d’Aubigny, d’Avesnes-le-Comte, de Yitry ;
tantôt 20 à 25 hectares, 2 à 3 chevaux, 6 à 10 vaches comme on en
rencontre beaucoup dans le canton de Bapaume ; tantôt 20 hectares
dans le canton de Clary, 40, 50 et même 60 hectares dans le Santerre,
20 à 2o hectares dans le Vimeu autour de Fressenneville.
Mais ce qui donne sa vraie nature à ce type d’exploitations, c’est
la Araleur du travail humain, reposant sur ce double fait que le
cultivateur est propriétaire et qu’il est à lui-même son principal
ouvrier. En parcourant dans le détail toutes ces campagnes, on
observe partout que le cultivateur aisé est celui qui possède sa maison,
ses bâtiments et le bout du jardin attenant ; c’est ce qu’il
appelle son « manoir » ; c’est la partie permanente de sa propriété,
l’héritage qu’il a reçu de ses parents et qu’il transmettra à ses enfants.
Il possède, en outre, en propre une partie des terres qu’il exploite.
Pour parfaire son exploitation, il prend des terres à bail à quelque
propriétaire; il loue ce qu’on appelle un « marché de terre ». Le
fermage payé et les frais d’exploitation déduits, il lui reste encore
quelques économies, de quoi mettre dans le « bas de laine ». Cet
argent sert à acheter la parcelle, le lopin, qui agrandira l’héritage ; à
l’occasion, il permet d’acheter un cheval ou une vache, ou bien de
remplacer les bêtes qui ont péri. *
Avant tout, le cultivateur protège ce pécule contre la main-
d’oeuvre étrangère. Malheur aux familles qui n’ont plus de chef ou
qui n’ont pas de fils ■; car il leur faut payer « du monde » ; alors
l’épargne est compromise, et, avec elle, la ressource contre l’imprévu ;
alors se trouve retardé l’achat du coin de terre convoité et réduite
la part d’indépendance que confère la propriété. Celui qui loue toute
son exploitation et qui occupe des journaliers offre moins de résistance
que le petit propriétaire-cultivateur ; car le principe du bon
rendement, c’est d’avoir du bien à soi et de travailler soi-même.
Telle est cette forme originale de culture déterminée à la fois par la
nature du sol et par. la nature de la propriété, intermédiaire entre la
grande culture et la très petite culture dont elle imite les procédés
et dont elle se rapproche le plus par ses origines ; ce sont les mêmes
mains qui cultivent la terre et qui la possèdent en partie. Nous
sommes dans un pays où l’homme, faisant d e là terre sa chose, a
réalisé l’un des modes d’occupation les plus capables d’assurer le
meilleur rendement.