I
LA CONQUÊTE DU SOL PAR LA CULTURE
Les déboisements.
Le voyageur, qui va de Beauvais à Amiens par Breteuil, puis
d’Amiens à Arras, n’échappe pas à l’impression mélancolique d’un
pays où le regard cherche souvent en vain la verdure des arbres,
pays ouvert où les villages se découvrent de loin, campagne infinie
à peine entrecoupée par de rarés bouquets de bois. D’Arras à Cambrai,
rien n’égaie le paysage; pas un buisson sur ces molles ondulations;
on dirait, sur la craie, une autre Beauce-
La rareté des arbres, des bois et des forêts fait depuis longtemps
l’objet de plaintes nombreuses dans ces parages. Le manque de bois
était ressenti encore davantage aux époques antérieures où l’on
n ’avait pas les mêmes facilités de communications pour s’en procurer
ailleurs. A la fin duxvm6 siècle le bois se vendait très cher dans
la Picardie et l’Artois. Dans la paroisse d’Acheux en Vimeu, en 1783,
le curé seul brûlait du bois dans sa cbambre ; les fermiers aisés en
brûlaient les dimanches et fêtes, et le jour de la ducasse ; les tisserands
et les manouvriers se servaient de paille et de chaume;encore
en manquaient-ils pendant les années sèches1. A la fin du xvne siècle,
l’intendant Bignon8 signalait partout la détresse de combustible et
la nécessité où se trouvaient les plus pauvres de né brûler que de
la tourbe. Dans ce pays bien cultivé où les labours s’étendaient presque
partout, il n’y avait plus de place.pour la végétation arborescente;
on s’ingéniait à la développer; on parlait de planter les rues,
les places des bourgs et des villages, les chemins royaux3. Cette
disparition des arbres, si vivement ressentie déjà au xvne siècle,
était l’effet d’une culture entreprenante, poursuivie depuis de longs
siècles, qui avait réussi à extirper les plantes spontanées au profit
des plantes cultivées; le blé avait chassé l’arbre.
Le déboisement remonte à une époque ancienne. C’étaient des
forêts qui formaient les frontières des cités gauloises. Avant l’arrivée
des Romains, de vastes clairières s’étaient ouvertes, dans ces massifs
boisés ; de larges territoires agricoles valaient à la contrée sa répu1
Mémoire de Bignon, p. 6.
:* Arch. Somme. C.1200.
3 Corresp. des Contrôleurs généraux, II, p. 100. Lettre de Bignon, 1701-1702.
tation de fertilité. A la fin de l’année 54, César dispersa ses troupes
dans la Gaule Belgique pour leur permettre de se nourrir sur place ,
il y cantonna sept légions et demie, dont une chez les Morini, une
chez les Nervii, une chez les Remi, une et demie chez les Eburones,
trois chez les Bellovaci; et, en plein coeur du pays, à Samarobriva,
chez les Ambiani, il établit de grands dépôts de blé. Le blé formait
déjà la-grande richesse. Depuis longtemps les Gaulois 1 emportaient
par leurs cultures sur les Germains ; nul doute que la paix romaine
et la construction des routes n ’ait encore élargi les champs aux
dépens des bois1. Dès l’époque gallo-romaine, la forêt de Mormal
n’était plus continue; elle renfermait de vastes clairières livrées à la
charrue; des « villae » s’y étaient bâties dont nous retrouvons
les vestiges; elles ont disparu au moment des invasions. De même,
la forêt de Crécy avait diminué sur sa lisière orientale que traversait
une voie romaine (Estrées-les-Crécy,Xlauchy, Noyolles-en-Cbaussée).
Depuis ces temps reculés et sur lesquels les documents sont rares,
chaque progrès des cultures marque un recul des forêts. Les grandes
étapes du défrichement coïncident avec les phases d’activité agricole
et de prospérité économique : l’établissement des premières abbayes
avant les invasions normandes ; l’épanouissement du mouvement
monastique au Moyen Age; le développement économique de la
seconde moitié du xvme siècle; enfin, au xixe siècle, la culture de la
betterave.
Après la période gallo-romaine, vint un temps qui rendit une
partie du sol à la végétation forestière. Par leurs habitudes pastorales,
les Francs furent amenés à protéger les bois3; leurs animaux
domestiques y trouvaient l’herbe, les glands, les faînes. Mais au
milieu du vu6 siècle commencèrent les défrichements des moines; de
nombreuses colonies agricoles furent fondées d’où sortirent des villages.
Partout la cognée ouvre le chemin à la charrue. Ce progrès est,
en grande partie, l’oeuvre des Bénédictins. On rencontre presque
partout leurs établissements; aussitôt installés, ils répartissaient le
travail entre leurs serfs. C’est à leurs soins qu il faut attribuer les
premiers et les plus grands défrichements’. Les abbayes de Retonde,
de Choisy, de la Croix Saint-Ouen attaquèrent les forêts de Cuise et
de Laigue ; les abbayes de Saint-Denis et Saint-Lucien de Beauvais,
1 D’Arbois de Jubainville, 877, p. 73-77.
* Bécourt, 278 (1886) p. 211-217.
3 Maury, 300, p. 90.
4 Sur le rôle des abbayes, voyez Maury, 300 passim ; Bécourt 278, (1886), 208 ; Roger,
384, I et II passim.