Les débouchés.
Très anciennement Amiens présentait les caractères d’un grand
foyer industriel : des relations étendues, des débouchés lointains,
de grands besoins en matière première, des produits variés et
soignés, adaptés aux progrès de la fabrication et aux vicissitudes du
marché ; en un mot, une attentive mise au point de la fabrique et
de la vente. Les draps d’Amiens avaient leur réputation dès le
xne siècle. Au xive siècle, les marchands d’Amiens fréquentaient les
grandes foires de France et entretenaient des relations avec la
Flandre, avec Londres et avec le P o rtugal1. Au xvie siècle, on expédiait
des étoffes en Espagne, en Allemagne, en Turquie, en Barbarie.
Mais ce fut surtout au xvme siècle que les relations se multiplièrent.
Chaque étoffe possède son débouché spécial. Les camelots se rendent
dans le Midi de la France, à Paris, à Lyon, à Marseille, en
Italie, surtout à Rome, Naples et Turin, en Espagne et en Portugal;
l’entrepôt de Cadix pour les Indes Espagnoles demande beaucoup de
ces étoffes ; on remarque qu’à l’annonce d’une expédition de la flotte
espagnole les métiers d’Amiens travaillent davantage3. Les étamines
ne connaissent guère que le marché français, mais en 1763 quelques-
unes prirent le chemin de l’Italie et du Portugal. Les peluches ou
pannes se rendent à Cadix et à Lisbonne, à destination du Mexique
et de l’Amérique du Sud. Au xixe siècle, nous retrouvons certains
de ces débouchés et d’autres nouveaux. En 1841, Amiens vend encore
ses tissus de laine au Brésil, à l’Allemagne, à la Belgique, à la Suisse
et surtout à New-York qui en reçoit 10.000 pièces, d’une valeur de
7 millions3. Le velours de coton, après avoir pénétré en Espagne,
grâce à la contrebande, trouve un obstacle inattendu dans une
sévère prohibition ; aux États-Unis, les tarifs Mac-Kinley l’obligent
à renoncer à la lutte. En 1888, les tissus de laine se vendent aux
États-Unis, mais, menacés par les mêmes tarifs, ils se tournent vers
l’Angleterre, la Belgique, la Suisse, l’Italie; ils s’y maintiennent
malgré la concurrence allemande. En 1891, l ’Amérique se ferme
entièrement aux velours d’Utrecht, mais elle reçoit encore les tissus,
délicats comme le cache-poussière e t l ’anacoste. Vers 1893, les colonies
françaises commencent à figurer dans la clientèle d’Amiens; la
bonneterie de coton se vend en Algérie; elle apparaît même en
' Thierry, 588, I, p. 338, 457, 607, 817, 818, 715, 177.
s Arch. Somme, G. 286 et 233.
3 Documents non publiés de la Chambre de Commerce d'Amiens, 1841.
Ëgypte et en Orient. Mais, de toutes parts, la concurrence se fait
plus âpre. Les velours de coton trouvent des rivaux dans les draps
de coton de Roubaix, de Rouen, de Fiers, des Yosges ; l’anacosle
recule devant les tissus de Roubaix et de Reims. L ’étranger menace
et triomphe souvent : l’Angleterre fabrique des satins pour chaussures;
les États-Unis et l’Allemagne des velours d’Utrecht; l’Allemagne
des* alépines ; l’Espagne elle-même des serges. Tous ces dangers,
tous ces échecs obligent la fabrication à se transformer. Peu
à peu nous voyons Amiens passer du tissage qui avait été sa fonction
essentielle à la confection des vêtements et des chaussures.
Pour ces nouveaux produits, elle doit se contenter du marché intérieur;
pour la confection elle borne ses opérations au Nord et au
Nord-Est de la France; mais là encore elle rencontre les voyageurs
de Paris, d’Orléans, de Lons-le-Saulnier. Pour se défendre et pour
vivre, la fabrique d’Amiens n’a pas cessé d’évoluer ; c’est le sort
commun des industries modernes1.
La fabrication et le s matières premières.
A maintes époques, l’étendue et la complexité de ces relations
commerciales se révèle par l’intensité de la fabrication. En 1698, dans
la seule ville d’Amiens, 2.030 métiers fabriquent 58.200 pièces de
serges2. En 1720, le rayon industriel renferme 13.027 métiers battants
dont près de 5.000 dans la cité3. Année moyenne, la valeur des
produits atteint 16 millions de livres; près de 60.000 personnes en
vivent. En 1834, la fabrique d’Amiens donne 36.000 pièces d’alépine
(20 millions), 80.000 pièces de velours (9 millions), 30.000 pièces
d’escots, 14.500 pièces de patenkords, piqués, pannes et poils
de chèvres, 2.400 pièces de velours d’Utrecht. En 1860, ce sont
140.000 pièces de velours de coton (25.000 ouvriers, 16 millions),
70.000 de lainages, 20.000 de velours d’Utrecht; en 1883, 110.000 de
velours de coton (15 millions), 33.000 de velours d’Utrecht. Pour
satisfaire à pareille production, il fallait un énorme trafic de matières
premières. Les laines picardes suffirent longtemps pour les étoffes
grossières comme les serges ; mais pour les étoffes fines, on s’adressait
plus loin. Dès le xve et le xvie.siècle, Amiens demandait de la laine
1 On trouvera les renseignements généraux sur la fabrique d’Amiens dans : Martin, 355,
p. 118-144; Dupin, 339, I, p. 143-157; Ponche, 365 passim; Mémoire des délégués, 359;
Chemin de fer, etc., 334 ; et dans les comptes rendus annuels de la Chambre de Commerce
d'Amiens. Cf. aussi Calonne 510 passim, et Daire, 337.
! Mémoire de Bignon, p. 9-11.
3 Arch. Somme, C. 153; Cf. aussi C., 233, 286 pour les années suivantes.