retracer ainsi la vie des saisons dont la vie paysanne est une image
fidèle. A force de travail, l’homme peut changer les propriétés physiques
et chimiques de sa terre ; mais contre les éléments il demeure
impuissant ; à la rigueur, les cultures s’adaptent aux sols, mais
elles subissent les exigences du climat ; cette dépendance étroite qui
enchaîne l’économie rurale doit être définie pour caractériser un pays
agricole ; le travail des champs se règle sur les saisons ; il évolue
avec elle ; il est l’esclave de leurs caprices et de leurs lois.
L’hiver.
Dans les campagnes de Picardie, d’Artois et de Cambrésis, l’en-
semhle des mois d’hiver se déroule dans l'uniformité d’un froid
modéré, entretenue par le voisinage de la mer. Il n’existe entre les
moyennes des températures mensuelles que de faibles écarts.
Décembre, Janvier et Février ont à Amiens 2°, 10, 1°,85, 3°,80 ; à
Montdidier (1784-1869) 2°,73, 1°,43, 3°,28. L’hiver paraît plutôt une
saison maussade et humide qu'une saison de frimas et de glaces.
Les grands froids sont rares et durent peu. Les gros hivers sont des
fléaux exceptionnels dont le peuple garde longtemps le souvenir.
On cite les hivers de 1783-1784, de 1788-1789, de 1829-1830,. de
1879-1880, de 1890-1891 qui donnèrent respectivement 69, 42, 43,
39, 52 jours de gelée consécutifs. Parmi les températures extraordinairement
basses, on donne — 22°,5 à Montdidier le 29 Janvier 1776
(à P aris, b 9170. 1^ le 28), — 19°,2 à Abbeville le 20 Décembre 1859,
-— 21°,5 le 23 Janvier 1881 à Amiens,^ ^ ^ 3 ° , 6 à Laventie le
9 Décembre 1879 l. Au nombre des événements qui frappent les imaginations,
figurent les embâcles de la Somme : à Abbeville, elle n’a
gelé que huit fois au cours du xvme siècle2, et l’histoire raconte avec
étonnement qu’en 1563 3 le froid fut tellement violent que la rivière
de Somme gela, que les voitures allaient dessus comme sur le pavé
et qu’on y avait établi des espèces de loges où l’on vendait des
vivres comme en plein marché. Les chutes de neige sont fréquentes
surtout en Janvier ; elles le sont d’autant plus que la pluviosité est
plus grande : 20 jours à Abbeville, 15 à Montdidier (moyennes de
1833 à 1859) ; mais le manteau de neige, rarement épais, ne persiste
pas longtemps, si ce n’est sur les points hauts. Dans cet hiver
modéré, tout excès étonne ; la moindre rigueur, bouleversant les
1 Duchaussoy, 168, p. 148-150.
' Id, p . 36.'
conditions normales, prend les proportions d’une catastrophe. Que
l’uniformité du froid soit interrompue par une période humide et
douce ou bien que sa modération soit troublée par de grandes
rigueurs, voilà toute la culture en émoi. La trop longue permanence
du vent S. O. ou du vent N. E. interdit au laboureur les occupations
du moment et compromet le sort du grain dont la terre a le
dépôt. C’est entre la crainte de trop d’eau ou de trop de froid
que le blé d’hiver pousse sa première tige et que le paysan prépare
son champ pour les semailles du printemps. Un hiver humide et
doux1 favorise la levée du blé, mais il laisse l’appréhension des
insectes, des mulots, des mauvaises herbes, comme aussi des gelées
tardives redoutables aux plantes trop avancées. Les terres fortes
et grasses du limon deviennent inabordables quand l’eau tombe en
excès ; il faut parfois attendre des semaines pour que le sol égoutté
permette les labours d’hiver et les charrois du fumier ; heureux encore
le cultivateur si le grain n’y pourrit pas. La persistance de la bise
du Nord-Est et des froids intenses déchaîne d’autres fléaux. Les
gelées ordinaires profitent à la terre qu elles ameublissent, aux talles
du blé qu’elles favorisent. Mais un froid sec et dur, comme celui de
l’hiver 1890-1891 2, ruine la récolte ensemencée; sur le sol gelé,
l’eau du dégel de la journée ne s infiltre pas ; elle regele pendant la
nuit, transformant les champs en plaines de glace : le blé, « pris
entre deux glaces », est perdu. Le paysan redoute ces hivers secs,
sans neige.
« Neige de février
V au t du fum ie r », m a is
« Claire n u it de Noël
Claires ja v e lle s 3. »
Sur ces plaines dénudées où rien n’arrête les vents, on est toujours
à la merci d’une brusque variation de température provoquée
par une bourrasque. Après une période de froid, il n’est pas rare que
rinfluence marine réapparaisse brusquement : c’est un type de temps
assez fréquent en hiver dans ces campagnes. Un courant d air, venu
du Sud-Ouest, produit alors des inondations qui, dans ce pays d’hydrographie
calme, transforme les rivières en torrents furieux. L’un
des meilleurs exemples qu’on en puisse donner est la grosse crue de
la Somme du 21 janvier 18914 : la genèse en est fort caractéristique.
' Hivers de 1881, 1882, 1883.
* Nantier, 184.
3 Les proverbes sont empruntés à Duchaussoy, 170.
1 Documents et observations du Bulletin, 162, pour l’année 1891.