partir du I a otoy dès que le temps est favorable, les navires de six pieds
ont peine à quitter Saint-Yalery en mortes eaux. Le fait qu’il monte
plus d eau au Crotoyqu à Saint-Valery est constaté à maintes reprises
parles ingénieurs, en 1822 par Sartoris, en 1826 par Bélu. Lors même
que dans un caprice la Somme passe à Saint-Yalery, elle ne tarde pas
a regagner Le Crotoy. Une enquête de 1835, faite auprès des anciens
marins de Saint-Valery, confirma que, même après les travaux qui
devaient fixer la Somme sous Saint-Valery, la rive droite avait gardé
sa profondeur et que la tendance naturelle de la rivière la menait
sous Le Crotoy.
Pas un seul moment la position du chenal n’est stable. Un banc de
sable qui se déplace obstrue le lit et détourne le courant; à l’embouchure
même, les passes ont changé parfois d’une nuit à l’autre. Il est
impossible de suivre en détail toutes ces variations; il suffit de noter
les principales. En 1639, la Somme coule sous Le Crotoy; en 1690,
se rapprochant de Saint-Yalery, elle occupe le milieu de la baie;
en 1716, elle commence un nouveau mouvement qui, hâté par les
coups de vent, l’applique étroitement contre la rive droite ; vers 1742,
elle passe à gauche et coule au pied de Pinchefalise dont elle se séparé
en 1762; de 1762 à 1799, à part un brusque retour en 1773 sous
baint-\ alerj , elle revient à droite. On comprend aisément que le port
de Saint-Valery, ensablé à la suite de ce départ de la Somme ait
réclamé d urgen tes améliorations ; des travaux commencèrent en 1783
pour maintenir la Somme sous Saint-Yalery. Mais, si l’on excepte
quelques oscillations passagères, elle s’échappe toujours à droite;
nous l ’y trouvons en 1816 et en 1821. En 1835, les travaux ayant été
complétés, le chenal parut maîtrisé : il suivait docilement la rive
gauche jusqu au Hourdel. Mais bientôt, au désespoir de Saint-Valéry,
il quitte la rive droite et court retrouver Le Crotoy (1874) ; et voici
de nouveau les navires à destination de Saint-Valery obligés de passer
devant le Crotoy. Quand elle coule à droite, la Somme est déjà fort
indisciplinée ; mais quand elle coule à gauche, ses écarts ne s’arrêtent
plus.
Même incertitude et même instabilité dans les passes de l’embouchure.
Le chenal s est divisé en deux bras presque constamment à la
hauteur de la pointe du Hourdel : la passe du Sud et la passe du
Nord-Ouest. En 1796, celle-ci fut complètement comblée; en 1808,
elle s’obstruait encore; en 1816, elle se dédoublait. En 1821, elles
étaient occupées toutes deux. En 1842, la passe du Sud ou de Cayeux
recueillait la plus grande partie des eaux; elle consistait elle-même
en deux bras séparés par un banc de sable ; la passe du Nord-Ouest
était étroite et sinueuse. Sous l’influence des travaux de Saint-Valery,
la passe du Sud resta assez profonde tout en diminuant de largeur;
lapasse du Nord-Ouest s’embellit et devint le chenal navigable. Un
peu plus tard, la passe du Sud s’ensablait totalement. Aujourd’hui
(1903) il existe trois passes : celle du Sud, qui longe le littoral du
Cayeux au Hourdel, n’est plus fréquentée que par les petits bateaux
à crevettes ; celle de l’Ouest ou du milieu est la seule que suivent les
navires de commerce ; la passe du Nord-Ouest est peu fréquentée, si
ce n’est par les grands bateaux de pêche ; elle s’ensable peu à peu et
se bouchera complètement sans doute jusqu’à ce qu’une nouvelle
fantaisie de la mer intervienne (Vov. la carte n° II).
En résumé, les habitants du pays n’ont pas pu sans de grands
efforts occuper et exploiter leur terre. Leur possession n ’est définitive
qu’au prix de toute une série d’oeuvres défensives : digues,
écluses contre les incursions de la mer, canaux de dessèchement
contre les eaux stagnantes, plantations et boisements contre les
sables des dunes ; canalisation et redressement des rivières contre
les alluvions. Leurs champs et leurs ports ne leur appartiennent
qu’après une rude bataille contre l’eau et contre le sable.
I I
LA DÉFENSE DES BAS-CHAMPS
Les renclôtures.
Le long des estuaires de la Somme, de l’Authie et de la Canche,
on appelle « molières » les terrains tour à tour couverts et découverts
parle s marées. Terrains de sable où les flots déposent leur fin limon
argileux, ce sont des terres vierges qui s’offrent à la culture et au
pâturage. Mais leur situation les expose aux inondations des fortes
marées. Le terme de « molière1 » qu’on trouve écrit « moulière » sur
de vieilles cartes et prononcé « mouillère » dans le pays rappelle ce
caractère amphibie d’un sol auquel les eaux prétendent encore. Il
fallait des digues, d’abord pour conquérir ces alluvions, ensuite
pour protéger cette conquête. Protéger une molière par une digue,
c’est la renclore, faire une « renclôture ». La digue s’appelle un
« royon »; au Sud de la baie d’Authie, on rencontre le hameau du
1 Le mot molière, moulière, était employé dans le Limousin au xvni* siècle pour
désigner des bas-fonds occupés par « des eaux mortes et sourdes » (Arch. Nat., K, 900,
Dossier VI).