Le long du littoral actuel, entre Dieppe et Ault, il reste encore plusieurs
témoignages de cet antique réseau hydrographique. On
retrouve immergés les graviers des rivières côtières dont la basse
vallée gît sous les flots ; ayant perdu toute leur partie inférieure, elles
débouchent à la mer brusquement, en plein parcours ; elles paraissent
comme tronquées à la ligne des falaises (pl. X). La submersion
de leur embouchure les a surprises en plein creusement; quelques-
unes de ces vallées, trop faibles pour l’achever, n’ayant pu rejoindre
leur niveau de base affaissé, aboutissent à la mer par une falaise ;
entre le Tréport et le bourg d’Ault, on compte plusieurs de ces vallées
« suspendues »; toutes ces vallées, 'sèches aujourd’hui, ont
coulé : celle du bois de Lize renferme des alluvions avec des ossements
d éléphants ; les autres n’en contiennent pas parce qu’elles
étaient seulement la tête des affluents du grand fleuve fossile; au
reste, toutes présentaient une pente très raide, car toutes les fois
qu on peut y observer des alluvions, on remarque que les lits de
graviers sont fortement inclinés. Ainsi le fond de la Manche est une
ancienne vallée submergée. Par sa tête, cette vallée touchait à la tête'
d une autre vallee qui s écoulait au Nord, vers le centre de la mer du
Nord actuelle. L ouverture du Pas de Calais dépendait de l’abaissement
du seuil de partage. Ce fut l’oeuvre commune d’un affaissement
tectonique et de l’érosion h Peu à peu, grâce à l’affaissement du sol,
les eaux marines furent amenées sur ce point bas de l’architecture
de la craie et la force des vagues acheva d’ouvrir la brèche ; la puissance
actuelle des marées dans la baie du mont Saint-Michel permet
d’admettre une puissance égale dans le golfe quaternaire qui se terminait
à 1 isthme du Pas de Calais. La destruction des falaises normandes
nous donne une idée du phénomène d’érosion marine qui
emporta cet isthme. De l’allure des dépôts paléolithiques de Sangatte-
comme de la présence de l’éléphant en Angleterre, il résulte que le
Pas de Calais était encore fermé au début du Pléistocène; d’autre
part, si vraiment le renne n ’a pas vécu dans la grande île, l ’ouverture
du détroit est antérieure à l’arrivée du renne en F rance2. La
date de la rupture,de l’isthme se placerait donc à l’époque paléolithique,
entre 1 âge de l’Elephas Primigenius et l’âge du Cervus
tarandus, entre le Moustérien et le Magdalénien, un peu avant la
pierre polie. C’est alors que par la jonction de la Manche et de la
mer du Nord la région de craie aurait acquis le dernier trait essentiel
de sa configuration géographique.
1 Gosselet, 73, p. 36-37. M. Bertrand,.16, p. 628. Jukes-Brovne 87, p. 291-292.
| Gosselet, 58.
Mais le dernier mot n ’était pas dit sur cette frontière maritime.
D’autres événements sont venus sur cette côte affecter les relations de
la mer et de la terre ferme. Il semble probable que l’affaissement du
fond de la Manche se continue lentement. « Peut-être le bras de mer
tend-il a s’accuser et à prendre le caractère géosynclinal. C’est ce que
pourrait faire croire la présence, au large des îles anglo-normandes,
d’une dépression ombilicale qui détonne avec la pente progressive
des fonds vers l’Ouest1. » Mais les dépôts littoraux ne permettent de
constater jusqu’ici que deux mouvements du sol, l’un positif à l’époque
pléistocène, l’autre négatif aux temps historiques. Au pied de la falaise
morte qui s’étend depuis le bourg d’Ault jusqu’à l’embouchure de la
Canche, on remarque des bancs de galets et de sables qui sont les vestiges
d’un ancien cordon littoral2; jadis les flots venaient battre le
pied de cette falaise. A la suite d’un mouvement d’exhaussement ou
bien, suivant les autres, à la suite de l’ouverture du Pas de Calais,
la mer recula vers l’Ouest, laissant à découvert une large plage de
sable; des dunes la bordèrent bientôt; la tourbe s’y forma dans
les eaux limpides sorties de la craie ; les argiles et les vases marines
colmatèrent peu à peu les dépressions visitées par les marées;
ainsi, tout l’espace compris entre la chaîne des dunes et l’ancien
cordon littoral devint une terre' ferme où, depuis les temps historiques,
les travaux de l’homme ont arrêté définitivement les entreprises
de la mer ; ce sont les « Bas Champs », pays de polders
picards. Entre le me et le ive siècle de l ’ère chrétienne, on put craindre
une offensive de la mer. Elle est contemporaine de l’invasion marine
qui, transformant en golfe la plaine maritime de Flandre, en chassait
les populations romaines3. La trouvaille de coquilles marines1 dans
les croupes de la Somme, aux environs d’Amiens, semblerait établir
que cette oscillation du niveau marin a présenté sur nos côtes
une réelle amplitude ; mais il n’est pas certain que ces coquilles
ne. soient pas simplement des débris de cuisine. P ar contre, on a
constaté dans l’estuaire de la Bresle la preuve incontestable d’une
submersion marine5 ayant duré du nif au xvie siècle; mais nous
ne savons pas si, localisée surtout à l’embouchure de la Bresle,
elle coïncide avec un affaissement de l’anticlinal occupé par la
1 Barré, 3 bis, p. 366.
2 Légëndê de la carte géologique (Feuilles de Montreuil et d’Abbeville). Gosselet, 74,
3 Gosselet et Rigaux, 45.
* De Mcrcey, 120.
De Lapparent. Traité de géologie, 4e édition p. 573.