sacrifices pour la déposséder de ce monopole; c’était une question
vitale pour le velours de coton dont Amiens venait d’inaugurer la
fabrication vers 1765. MM. Morgan et Delahaye réussirent à introduire
en 1773 la fameuse machine anglaise, la Jenny, qui permit
d’alimenter les tissages d’une grande abondance de fil de coton1.
L’Etat encourageait ces essais et donnait des primes aux importateurs
de machines anglaises. En 1786, les mêmes industriels réussirent à
embaucher un contremaître anglais qui fit exécuter à Amiens des
mécaniques de cent broches pour filer le coton afin de remplacer celles
de 18 à 22 broches; ils l’envoyèrent à Manchester pour séduire
d’autres ouvriers; il ramena un mécanicien nommé Spencer et un
contremaître tisserand nommé Mackloud avec des ouvriers et des
fîleuses. Ce fut une époque de fièvre industrielle, qui gagna de ,même
Rouen et Lille 2. En 1788, l’usage de la navette volante fut introduit
à Amiens; en 1789, Morgan construisit une Mull-Jenny de 180 broches,
puis en 1792 d’autres mues par l’eau ; bientôt, au début du xixe siècle,
la Picardie se trouvait pourvue de filatures de coton, installées sur
le modèle des filatures anglaises3. Saint-Quentin, suivant l’exemple
d’Amiens, avait établi sa première filature à Roupy en 1803. Depuis
cette époque, pour tout ce qui concerne l’industrie cotonnière, l’An
gleterre est restée la grande rivale qu’on surveille, qu’on imite et
qu’on cherche à dépasser. En 1816, l’industrie du tulle et de la dentelle
mécanique est venue d’Angleterre à Calais et à Saint-Quentin
comme a Lyon et à Rouen. En 1837, nous arrivait le métier Old
Loughhorough amélioré par L eaver4. Un peu plus tard, des ouvriers
de Nottingliam établissaient à Cambrai des métiers à tu lle s. Aujourd’hui
encore, c’est à des constructeurs anglais que les fabricants de
Saint-Quentin achètent leurs coûteux métiers. Pour la laine, le lin et
d autres industries, l’Angleterre joua le même rôle d’initiatrice. En
1817, un brasseur de Saint-Quentin conçut l’idée d’établir un moulin
à farine à vapeur ; il fit venir d’Angleterre une machine de six chevaux
et un mécanicien pour la monter6. A Amiens, les premiers
métiers à filer la laine peignée datent de 1828 ; leurs constructeurs
étaient Anglais7. Un rapport du préfet de la Somme de 18588 signale
' Galonné, 310, II, p. 362.
2 Picard, 363, II, p. 12-21.
3 Dusevel, 540, II, p. 141-147 ; Ponche, 363, p. 139 ; Dupin, 339, I, p. 143-157.
4 Pas-de-Calais, 372, III, p. 208.
5 Normand, 362, p. 80-86.
6 Brayer, 506, II, p. 37. 1
7 Ponche, 365, p. 103-104.
* Arch. Nat. F lc, III, 7 (Somme).
qu’un commerçant d’Amiens, Cosserat, avait installé cent métiers
achetés en Angleterre. La filature mécanique du lin qui devait enlever
aux femmes des campagnes leur métier d’hiver est une importation
anglaise : ce fut à grands frais qu’en 1835 des industriels de Lille
réussirent à tromper les douanes britanniques pour exporter ces
machines1. De nos jours, cette dépendance économique à l’égard de
l’Angleterre se relâche. Manchester demeure le grand marché du
coton; les usines anglaises produisent toujours des masses de fils et
de tissus; mais elles ne sont plus les seules. Voici que les industriels
de Saint-Quentin n’étudient plus seulement les procédés et les
machines à Nottingham, mais encore en Saxe pour les guipures, en
Suisse pour les broderies. Plusieurs points de l’horizon sollicitent
maintenant leurs regards. Ils ne sont plus à l’école exclusive de
l’Angleterre. Mais les terres sont trop voisines pour que, après une
longue carrière commune, les préoccupations et les intérêts soient
devenus différents. Certaines fabriques de Saint-Quentin emploient
toujours des contremaîtres anglais ; à Caudry, quelques maisons
sont anglaises ; aux échanges de matières premières, de machines et
d’ouvriers s’ajoutent des échanges de capitaux. A toutes les époques,
nous retrouvons donc à travers les manifestations de l’activité industrielle
des régions picardes le passage, simultané ou séparé, de
l ’influence anglaise et de l’influence flamande. Entre ces groupements
humains que rapprochaient des facilités exceptionnelles de communication,
on n’a jamais vu cesser, malgré les guerres, malgré les
frontières, les échanges d’influences qui accompagnent presque toujours
les échanges de denrées, les courants d’idées qui suivent les
courants de marchandises.
L’échange des procédés agricoles.
Si les Flandres avaient laissé passer en Angleterre la suprématie
industrielle, elles avaient conservé la supériorité agricole. Nous leur
devons les exemples de culture intensive qui, pendant le xixe siècle
ont bouleversé les conditions de l’économie rurale. Pour nourrir ses
masses humaines, le Bas-Pays avait recherché très tôt les méthodes
de culture les plus propres à accroître le rendement de la terre.
Pourvu d’engrais grâce aux grandes villes, le sol flamand que ses
qualités naturelles ne distinguaient pas des meilleurs sols de France,
devait au travail de ses habitants sa fertilité proverbiale. A la fin du