C’est un exemple rare de l’influence humaine sur la terre que le
changement profond introduit par la culture dans la qualité des terres
limoneuses. Il semble qu’on parle trop aisément de leur fécondité
native; en réalité elles sont une conquête du travail et du temps.
Au point de vue chimique, la terre à briques manque de deux éléments
essentiels à une bonne terre, de chaux et d’acide phospho-
nque ; à cet égard elle n’est pas mieux partagée que certains sols de
Bretagne. Les analyses de terres qu’on fait chaque jour ne nous renseignent
pas exactement sur l’état primitif du limon, tel que les phénomènes
géologiques nous l ’ont livré ; depuis des siècles, la culture
le transforme et l ’enrichit. Toutefois, si l’on excepte certaines terres
où l’exploitation intensive entretient une parfaite proportion des éléments,
c est bien par sa pauvreté en calcaire et en phosphore que
pèche le limon. Quelques exemples permettent de s’en convaincre.
On admet qu une bonne terre doit renfermer 0,1 p. 100 d’azote,
0,1 d’acide phosphorique, 0,13 ou 0,2 de potasse, 1 de calcaire si
elle est légère, 3 si elle est argileuse ou tourbeuse ; on peut voir dans
le tableau ci-dessus (p. 81) que le limon n’atteint pas ces proportions.
» ^ Aussi, depuis que ces terres sont livrées à la culture, leur valeur
dépend des engrais et des amendements qu’on leur donne. La présence
de la craie sous le limon constitue une ressource inestimable;
les nombreux puits à marner ouverts dans le limon démontrent, aussi
bien que l’analyse, l’absence de calcaire dans cette formation. Depuis
de longues générations la craie lui fournit de la chaux et même un
peu d acide phosphorique ; aujourd’hui dans les régions betteravières,
on demande le même service aux défécations de sucrerie. Quant à
1 acide phosphorique, il y a bien peu de temps qu’on s’occupe de le
restituer méthodiquement aux terres épuiséesJ; on reconnut vers 1820,
en Angleterre, l’utilité des engrais phosphatés; en 1836, Élie de
Beaumont appela l’attention sur les phosphates naturels; en 1866, on
n employait encore que les produits d’os. Mais la découverte des
gisements de phosphate décida la culture à employer cet engrais.
Depuis cette époque, le teneur en acide phosphorique .des terres
enrichies soit par les scories de déphosphoration, soit parles superphosphates,
n’a pas cessé de s’accroître, si bien que des territoires
entiers autour de Laon, de Saint-Quentin, de Marie, du Catelet,
d Arras, recevant régulièrement leur charge d’engrais, ont été vraiment
créés par la culture. De proche en proche, le limon se transforme;
insensiblement, il est amélioré, enrichi et ameubli.
LES LIMONS 83
Mais la valeur du limon dépend encore très étroitement de la
nature du sous-sol. Par elle-même, la terre à briques est assez argileuse.
Après les pluies, les chemins de limon coupés d’ornières et
couverts de flaques d’eau, deviennent presque impraticables. Au
Nord de Clermont, cet inconvénient s’exprime en un proverbe :
« Bonnes terres, mauvais chemins ». Les terres du limon, dès que
l’humidité devient excessive, sont lourdes et pénibles à cultiver. Il
importe beaucoup qu’elles aient pour support une couche perméable.
Quand sur les plateaux la terre à briques surmonte une forte épaisseur
d’ergeron, tout est pour le mieux; l’ergeron, perméable, assure
le drainage. Quand l ’épaisseur totale du limon descend au-dessous
d’un mètre et qu’alors toute la formation consiste en terre à briques,
la nature du sous-sol est décisive; avec un sous-sol d’argile à silex,
le drainage s’effectue mal; si le limon est peu épais, il se confond
avec les Cailloux et l’argile ; il donne une terre froide et pénible sur
laquelle il faut doubler les attelages ; c’est le cauchin de la région de
Beauvais, le bief du Haut-Boulonnais; la préparation intégrale d’une
pareille terre exige des frais énormes de défonçage, d’épierrement,
de drainage, de façons de toutes sortes et d’amendement. Mais
lorsque le limon des plateaux repose sur un sol perméable 1, calcaire
grossier dans le Soissonnais, craie dans le Santerre et la plaine
d’Arras, il ne redoute plus les excès d’humidité ; il réalise l’idéal de
la terre arable; il devient par excellence la terre à betteraves; on
peut dire que le domaine de la betterave coïncide avec la région où
la terre à briques repose directement sur la craie.
Le limon possède alors des qualités incomparables. C’est un sol
meuble composé d’argile et de sable fin. Il ne contient par kilogramme
que 5 grammes 240 de gros sable, c’est-à-dire ne passant
pas au travers d’un tamis de dix fils par centimètre2. Facile à cultiver,
il épargne les attelages et lès outils. Les racines des plantes
s’y développent librement ;'la betterave n’y bifurque pas. C’est un sol
profond où les racines peuvent recueillir les éléments nutritifs sur
un long trajet. C’est un sol perméable, traversé par un réseau capillaire
de petits canaux où circulent l’air et l’eau; quand il y a excès
d’eau, l’ergeron ou la craie servent de drains. Enfin, c’est un sol
humecté, parce que son argile conserve assez d’humidité pour la
végétation; la terre, ne s’égouttant pas vite, conserve mieux les
matières nutritives que les eaux amènent. Aussi le limon est la terre
privilégiée où se pressent les cultures et les hommes. C’est la terre
* Risler, Géologie Agricole, IV, p. 164-155.
* Ici., id., p. 152-154.