du Haut-Escaut. Si l ’on jetait les yeux vers le Sud, on apercevrait
l’amorce d’une autre traînée de villages industriels qui, par Beauvais,
Noailles, Méru et Beaumont-sur-Oise, unit la Normandie septentrionale
à la grande banlieue de Paris. Les métiers d’hiver y viennent
en aide à la culture. De Juin à Octobre, les ouvriers sont aux champs;
au retour de l’hiver, ils s’adonnent à une série de travaux qui ne
rappellent en rien le tissage et qui trouvent leur débouché à Paris.
Depuis 1840, la brosserie se développe autour de Beauvais; elle
prend très loin ses matières premières; l’os lui vient d’Angleterre,
d’Amérique, d’Australie ; l’ivoire, d’Afrique ; l’ébène du Gabon, de
Madagascar; les soies, de Chine; le chiendent, de Hongrie, d’Italie,
d’Autriche ; le tampico, du Mexique. Beauvais possède une grosse
usine de mille ouvriers ; mais dans les villages et les bourgs, jusque
vers Marseille-le-Petit, sur l’ancien domaine de la sayetterie et de la
bonneterie, une foule d’ouvriers façonnent les brosses. C’est aussi
depuis la décadence du commerce des étoffes et des bas, que Songeons,
Gerberoy, Hanvoile, Escames, Sully, travaillent à monter
des lunettes et des pince-nez, que Sully et Canny préparent des lentilles
de jumelles, de longues-vues et d’appareils photographiques.
Si l’on passe au Sud du Thérain, on voit dans les villages se presser
ouvriers et métiers ; la liste des bibelots qu’on y fabrique rappelle
l’approvisionnement d’un grand bazar : brosses à dents, boutons,
dominos, éventails, mètres pliants, cornes à lanternes, couverts à
salade, soufflets, manches à balai, hampes de drapeau, queues de
billard, articles de bureau, équerres, tire-bouchons, limes à ongles,
corsets, lacets, manches de parapluie, c anne s'. Mais nous nous
éloignons de la Picardie et avec le Yexin nous touchons déjà à la
grande banlieue de Paris (fig. 22 p. 293).
Il est étonnant que la vitalité des industries rurales n’ait pas
souffert davantage du mouvement de concentration industrielle.
Malgré l’emploi des machines agricoles qui suppriment les moissonneurs
et les batteurs, malgré la disparition des cultures oléagineuses
et textiles qui occupaient jadis tant de main-d’oeuvre, malgré la
concurrence des villes, les métiers campagnards ont conservé une
forte position; c’est, à coup sûr, l’un des aspects les plus originaux
de la vie rurale dans ces contrées. Ce phénomène a plusieurs causes.
La plus puissante semble avoir été la culture de la betterave qui
maintient sur place auprès des exploitations et des sucreries une
multitude de bras. A peine la betterave lève-t-elle que sur cette terre
* Ardouin-Dumazet, 474, 17e série, ehap. vu, vin, ix, x, xi passim.
plantureuse apparaissent à ses côtés les mauvaises herbes qui menacent
de l’étouffer; à ce moment, beaucoup de tisseurs avec leurs
femmes et leurs enfants sortent aux champs pour sarcler; en certains
cantons de l’Aisne, de la Somme et du Nord, les semis de betteraves
s’étendent sur de si vastes espaces que, de ferme en ferme, les sar-
cleurs trouvent de l’ouvrage pour plusieurs semaines. Parfois les
sarclages se répètent, puis survient, après la moisson des blés,
l’arrachage des betteraves; c’est déjà la mauvaise saison; sur les
champs détrempés par les premières pluies, les équipes ouvrières,
se partageant la tâche, s’en vont à la récolte des racines ; les hommes
les arrachent de la terre compacte et lourde ; les femmes coupent
leurs feuilles au niveau du collet rose et les entassent par monceaux;
et bientôt par les chemins boueux, de gros chariots les emportent
vers la râperie. Dans la région betteravière, on rencontre des râpe-
ries partout, parfois même plusieurs dans la même commune. Assoupies
jusqu’au mois d’Octobre, elles s’éveillent vite à l’annonce de la
récolte et elles entrent en action. A la porte se succèdent sur l’énorme
bascule les voitures de betteraves qu’on pèse et qu’on déchargé. A
l’intérieur, on les râpe, on en extrait le ju s ; par une canalisation
souterraine longue parfois de 40 kilomètres, on refoule le jus jusqu’à
la sucrerie. Chaque année on tend à abréger les travaux de fabrication
afin de mettre en oeuvre toute la betterave au fur et à mesure
de son arrachage ; le travail se concentre sur environ deux mois et
demi pendant lesquels tous les ouvriers disponibles sont embauchés;
on peut se faire une idée de cette consommation de main-d oeuvre
si l ’on songe que, pendant la période de défécation, 1 industrie du
sucre emploie 10.000 ouvriers dans le Nord, 11.000 dans 1 Aisne,
6.000 dans la Somme, 4.300 dans le Pas-de-Calais, 4.000 dans
l’Oise 1.
Mais la main-d’oeuvre disponible ne trouve pas à s’occuper tout
entière dans les champs de betteraves, les râperies et les sucreries.
Dans le Cambrésis, on résout cette difficulté par Immigration. Des
bandes de « Camberlots » s’abattent alors dans la Champagne, 1 Ile-
de-France et même l’Orléanais et se louent dans les grandes fermes
pour la durée des travaux agricoles. Leur engagement expiré, ils
reviennent au village et rentrent dans leurs caves auprès des metiers
à tisser. Leur émigration n’est jamais définitive, car leur métier et
leur maison forment un capital qui ne peut se transporter.
Enfin si la main-d’oeuvre industrielle ne.déserte pas entièrement
1 Résultats statistiques..., 366, IV, p. XXVII.