droits d’usage dans la Forêt d’Eu comme les villages normands et
n ’employaient pas les mêmes mesures territoriales. Même remarque
pour les environs d’Aumale. Aumale appartint presque toujours
jusqu’au xive siècle aux seigneurs du Ponthieu et du Boulonnais ;
la cession faite à Rollon en 912 ne dépassait pas i ’Eaulne ; elle
s’arrêtait à la grande forêt et ne comprenait pas le pays d’Aumale1.
La vraie limite entre les provinces aujourd’hui picardes et normandes
n’était donc pas la Bresle, rivière facile à franchir, mais la forêt.
Deux forêts compactes séparaient les Bellovaci des Yeliocasses :
la forêt de Thelle et la forêt de Bray. L’accident géologique qui mit
au jour les sables et les argiles de l’Infracrétacé avait développé un
sol très favorable à la végétation forestière. A proprement parler,
B ray 2 est le nom d’une forêt. Au xvie siècle encore, Saulx Tavannes
disait de ce pays qu’il était plein de bois, marais, fange, broussailles,
entrecoupé de landes, de bruyères et d’étangs. On peut dire que la
toponymie du Bray porte un cachet forestier. Sans parler des bois
nombreux qui le parsèment encore, on rencontre à chaque pas dans
les noms de villages et de hameaux le souvenir de l’antique forêt : au
sud de l’Avelon, par exemple, La Forest, le Bois de la Mare, La
Haute-Touffe, La Houssaye. Des traces de forges rappellent l’activité
d’une industrie née de l’abondance du bois; près de Rainvillers,
on trouve la ferme de La Forge, et l’on sait qu’au nombre des propriétés
du chapitre de Gèrberoy au xne siècle était une mine de fer
à Savignies. Au coeur de celte région forestière s’étendait ce'qu’on
appelle encore aujourd’hui la Yallée de Bray, longue dépression
d’argile et de sable qu’on suit de Neuchâtel à Saint-Léger. Dans
cette forêt que défrichèrent à partir du \m siècle les évêques de
Beauvais et les abbayes de Penlheinont, de Beaupré, de Lannoy, de
Saint-Germer,_ se sont établies les pâtures de Blacourt, de Saint-
Aubin, de Saint-Germer. Forêt jadis, herbage aujourd’hui, le Bray a
eu le sort de la Tiiiéracbe. L’instinct populaire qui se reflète dans les
noms de lieux s’accorde avec ces conditions naturelles; c’est presque
exclusivement’sur l’emplacement de l’ancienne forêt que se localisent
les villages « en Bray » ; par une transposition inévitable, c’est
au pays de pâlures que dans l’idée des paysans doit s’appliquer le
nom de Bray ; pour eux, le Bray cesse dès que les champs chassent
les pâtures; Hodenc-l’Évêque sur ses côtes de craie blanchâtres et
1 Sur cette frontière picardo-normande, voyez Darsy, Gamaches et ses seigneurs. Mém.
Soc. Antiq. Pic. XIII, p. 112-113; Darsy, 527, I, p. 140-143 ; Semichon, 587, I, p. 28-32 ;
Semichon, 458.
2 Sur le Bray, voyez Desnoyers 399, p. 491, 517 ; Potin, 453, I, p. 4, 75, II, p. 1-9.
dénudées s’oppose à Hodenc-en-Bray, perdu dans la verdure; le Bray
géographique n’est donc pas l’étroite et longue boutonnière ouverte
entre les deux lèvres de craie par le double effort du soulèvement et
l’érosion ; il se restreint exactement au territoire de 1 ancienne forêt
humide, envahi aujourd’hui par les baies et les herbages. Des qu il
fut peuplé et exploité, il perdit sa valeur de frontière ; fréquenté dès
l’époque gauloise pour ses gisements de fer, il fut partagé entre la
Normandie et la France au xe siècle, comme il l’avait été entre les
diocèses de Beauvais et de Rouen ; chacun de ces diocèses avait son
archidiaconé de Bray. Dans ce partage de pâtures et de bois entre
deux groupements humains, nous retrouvons un phénomène comparable
au partage des terres à blé du Santerre entre Amiens et Saint-
Ci uen tin.
Entre la forêt d’Arques et les forêts d’Ile-de-France, s’étendaient
depuis l’Andelle jusqu’à l’Oise la forêt de Lyons et la forêt de Thelle1.
Au Moyen Age on cite fréquemment la forêt de Lyons. Attaquée dès
l’époque Gallo-Romaine, elle s’ouvrit largement au xn° siècle par les
défrichements des moines de Mortemer. La villa royale de louillee et
le village de Bézu-la-Forêt s’élevèrent dans ses essarts. Réduite en
lambeaux, elle a laissé dans la toponymie des preuves de son ancienne
étendue : Beauvoir-en-Lyons, La Haye-en-Lyons. Les forêts constituaient
alors de véritables unités territoriales, portant leur nom personnel;
il arrive que, la forêt ayant disparu, le nom est demeuré,
comme une survivance, aux villages qu’elle abrita. La forêt de Thelle
est un autre exemple de ce fait curieux. Le dernier bois qui en garde
le souvenir concret se trouve dans le canton du Coudray-Saint-
Germer ; mais beaucoup de villages se sont fondés dans ses clairières :
Bois de Cauches, Lalande, Laboissière, La Neuville, La Houssoye,
Les Landes. D’autres conservent son nom dans un suffixe : Neuilly-
en-Tbelle, Fresnoy-en-Thelle, Crouy-en-Thelle, Jouy-sous-Thelle.
Ce suffixe était même plus commun autrefois : Ressons-en-Thelle,
Belloy-en-Thelle, Hénonville-en-Thelle, Méru-en-Thelle ; l’emplacement
du Coudray-Saint-Germer s’appelait au xne siècle le Mont-de-
Thelle. Ces noms de lieux qui jalonnent l’ancien territoire forestier
ont pu faire croire à l’existence d’une région qui se serait appelée le
Pays de Thelle; mais on cherche vainement dans l’état présent et
passé du pays la trace d’une pareille région; ses habitants en ignorent
l’existence ; les textes demeurent muets sur ses destinées. La seule
réalité qui ait un corps et dont il soit légitime de parler est la forêt;
1 Sur la forêt de Tlielle, voyez Desnoyers, 399, p. 503-517 ; Graves, 76, p. 149-150.
Actes du Parlement de Paris. Inventaire, 1, n° 425 et 2328.