l’y attirer. Toutes les matières premières viennent de loin; les fers,
achetés dans le Luxembourg jusqu’en 1817 puis dans le Nivernais,
le Berry et le Béarn arrivent maintenant de Montataire et de la
Champagne (région de Saint-Dizier) ; une partie des aciers est fournie
par 1 Angleterre et l’Allemagne ; le cuivre par le Chili en passant par
l ’Angleterre ; la houille, débarquée jadis à Saint-Valery et au Tréport
par des navires anglais, provient de notre bassin du Nord; la Belgique
envoie des cokes ; c’est une industrie créée de toutes pièces
avec des matériaux étrangers par la seule vertu de la main-d’oeuvre
campagnarde. Après avoir alimenté uniquement le marché français,
la serrurerie sut conquérir des débouchés lointains malgré la concurrence
des Anglais et des Allemands ; elle exporte pour 6 ou 8 millions
de produits en Allemagne, en Espagne, dans l’Amérique du Sud, surtout
à La Plata. Un pareil développement, atteint malgré les difficultés
de matière première, malgré l’éloignement des ports expéditeurs,
Le Havre, Dunkerque, Bordeaux, Marseille, Anvers, malgré
la rivalité d autres fabriques, atteste la supériorité du Yimeu dans les
questions de main-d’oeuvre. Entièrement spécialisé dans la serrurerie,
il possède 1 habileté que crée la production habituelle du même
article ; à Charleville et à Saint-Etienne, le travail est plus varié,
moins délicat; les objets fabriqués sont de grosses dimensions : « Le
fer y absorbe l’outil .» En second lieu le travail du serrurier picard
est fort simple ; c’est en se simplifiant qu’il put se vulgariser. Au
début, chaque produit était l’oeuvre d’une seule personne; il fallait
cinq ou six ans d’apprentissage avant de savoir faire un cadenas,
une clef ou un bec de canne. Au commencement du xix6 siècle, on se
mit à fabriquer le cylindre cannelé pour les métiers à filer ; on délaissa
pour le cylindre la serrurerie trop délicate et trop longue à apprendre.
Mais l’impossibilité de lutter contre la concurrence fit qu’on en revint
à la serrure. Peu à peu on rendit le travail plus simple et plus facile.
Bans les parties apparentes et de travail malaisé, on remplaça le fer
par le cuivre, métal moins dur et plus joli ; puis, vers 1847, on adopta
la fonte malléable ; on inventa des machines-outils grâce auxquelles
on put découper dans le métal chaque pièce, en sorte que bientôt
toute la partie préparatoire de la besogne put s’exécuter dans les
usines; il existe ainsi des fonderies de cuivre et de fonte à Woin-
court, à Yzengremer et à Escarbotin, des usines à Escarbotin. Toutes
les pièces préparées sont distribuées plusieurs fois par semaine dans
les campagnes par de grosses voitures. Le rôle de l’ouvrier ne consiste
plus qu à les achever ; sa fonction se borne à river et à polir; son
outil essentiel est la lime. Dans ces conditions, le métier devenait
facile à apprendre et pouvait se répandre chez les moins habiles.
Par une évolution naturelle qui devait encore accroître cette
facilité, la division du travail a été poussée à l’extrême; chaque village
se confine, pour ainsi dire, dans sa spécialité; cette spécialité
a pu changer au cours des temps, mais la spécialisation demeure la
règle. Tout au début, on fit le cadenas à Fressenneville, la sûrete à
Feuquières, la clef à Dargnies et à Woincourt, le bec de canne à
Saint-Blimont, la porte cochère à Ault, le pupitre et la malle à
Béthencourt; aujourd’hui, à Yalines et Embreville, on fabrique des
coffres-forts et des coffrets; à Woignarue, des coffres-forts; à Dargnies,
des clefs de meubles, de serrures, de montres, de pendules; à
Woincourt, des vis pour pressoirs et charrues ; à Feuquières, des vis
de cadenas ; àYzengremer, des verrous ; àFressenneville, des cadenas.
Grâce à cette prodigieuse variété de produits et grâce à la simplification
du travail, il a été facile d’utiliser la main-d’oeuvre paysanne (pl. XI).
Quel que soit le développement des usines, on peut dire que « la
serrure est, avec le blé et la pomme, la production naturelle du
Yimeu1 ». Il n’est guère de villages où l’on ne perçoive au passage
le bruit des limes, où l’on ne distingue parmi les maisons étroites,
basses et humides, aux murs de bois et de torchis, sans ouvertures,
la fenêtre des ateliers qui prennent jo u r sur la rue. Sur ce petit territoire,
5.000 ouvriers, hommes et femmes, gagnant de 2 à 3 francs
par jour, travaillent, chez eux, à la serrurerie. Ces faibles salaires
ne pourraient suffire sans les ressources de la terre. Autour des villages
du Yimeu, cachés derrière leurs hautes futaies d’ormes et de
peupliers, se pressent souvent de petits domaines plantes de legumes .
ce sont les cultures des serruriers. Parfois le jardin touche à la
maison; il s’y joint aussi un coin de pâture pour la vache; c’est la
garantie contre le chômage, le fonds qui ne manque jamais; 1 ouvrier
lui consacre ses heures de repos et de loisir qu’il peut choisir à sa
guise, placer comme il lui plaît; souvent aussi, pendant l’été, il
quitte l’étau et la lime pour moissonner. De l’alternance du travail
de la terre et du travail de l’atelier résulte l’irrégularité de cette
fabrication rurale ; mais c’est à ce prix qu’elle achète toute son originalité
et sa force de .résistance.
Les grosses toiles de Basse-Picardie.
Dans la Basse-Picardie, on pratiquait très anciennement le tissage
du lin et du chanvre pour les grosses toiles; il s’étendait entre
1 Briez, 326, p. 24.