exemple dans les villages comme Caudry et Inchy qui fabriquent le
tulle, ce mélange, ce rapprochement inattendu de l’usine et de la
ferme, de la maison de banque confortable et de la chaumière en
torchis misérable et déjetée, d’une chaussée presque urbaine avec
ses réverbères, ses trottoirs, ses boutiques, ses enseignes et d’une
rue campagnarde avec son étalement de fumiers et tout un effarement
d’animaux domestiques et de volailles; c’est comme une surprise
en règle de la culture par la grosse industrie. Et, de fait, tous
ces ouvriers sont encore des ruraux par leurs traditions de travail;
ils n’ont point, comme les ouvriers de Calais, le goût, la délicatesse,
l’esprit inventif qui donnent aux étoffes et aux dessins leur cachet
artistique. Ici, les dessins et les esquisses viennent de Paris et de
Caudry; aussi entre Calais et Caudry il s’est créé une division de
travail, Calais gardant les dentelles, les tulles et les guipures de
luxe et les nouveautés, Caudry s’attachant surtout à l’article courant
.A
utour de Bohain et de Fresnoy-le-Grand, presque tous les villages
travaillent pour de grosses maisons parisiennes dont les magasins
se trouvent rues du Sentier, d’Aboukir, des Jeûneurs, Greneta;
on y fabrique à domicile, sur les métiers Jacquard destinés jadis au
tissage des châles en cachemire, des couvertures de coton, du plu-
metis, des articles dits de Lyon mélangés laine, soie et coton. Dans
les cantons de Bapaume, de Bertincourt, de Marcoing, du Gâtelet,
de Roisel et de Combles, on fait pour Paris, Roubaix et Le Cateau
des articles qui varient avec la mode ; les ouvriers passent des tissus
en crin aux colliers et aux boas de plumes, ou bien au tissage des
étoffes légères, zéphyrs, mousselines, gazes de soie; à Sailly-Sail-
lisel, les femmes s’occupent du dévidage et de l’ourdissage de la
soie. Presque toujours ces tisseurs n’ont pas affaire directement
avec les négociants, mais avec des « facteurs de fabrique » ou « contremaîtres
», qui représentent les négociants, reçoivent les fils, les
remettent aux tisserands et vérifient le travail avant l’expédition :
c’est au village, dans les chaumières paysannes que travaillent les
ouvriers de ces jolies étoffes frivoles et passagères dont Paris se
fait une gloire.
Autour de Saint-Quentin, près de 4.000 métiers à bras tissent les
étoffes mélangées soie, coton etlaine, etles étoffes mélangées coton,
chanvre et lin; ces tissus centralisés par des contremaîtres dans les
magasins sont ensuite expédiés à Saint-Quentin pour l’apprêt. Les
ouvriers ne gagnent guère que deux à trois francs pour une journée
de douze à quatorze heures; encore faut-il tenir compte des chômages
qui sont fréquents et du temps passé au « montage des pièces ».
Sans le coin de terre, le métier ne pourrait pas nourrir son monde.
A la suite des découvertes de phosphates, beaucoup d’ouvriers
abandonnant leur atelier se portèrent vers les carrières ; beaucoup
de tissages disparurent autour de Péronne, de Roisel, de Beaurevoir,
de Bohain, de Montigny, de Saint-Quentin et de Yermand. Mais, la
fièvre passée, les choses tendent à revenir à leur état antérieur; les
ouvriers reviennent aux métiers d’hiver.
Le tissage ne reprend pas tous ces enfants prodigues; c’est une
industrie nouvelle, la broderie qui les attire et les retient. Depuis 1875,
les métiers à broder le tulle et la mousseline se répandent au Nord
de Saint-Quentin surtout dans les villages des cantons de Bohain et
du Câtelet; un peu plus tard, ils apparaissaient dans la région de
Caudry qui en possédait 70 en 1899. La broderie sur métier mécanique
tend à devenir dans le rayon de Saint-Quentin à peu près le
seul métier exercé par les ouvriers travaillant chez eux; mais elle
constitue pour la main-d’oeuvre rurale une occupation plus permanente
qui fortifiera ses attaches locales. Si le métier à broder n’exige
pas comme le métier à tisser un local souterrain, un cellier, une
cave qui maintienne à l’air uné température et une humidité toujours
égales, il demande par ses dimensions un bâtiment spécial où l’on
puisse le manoeuvrer à l’aise; pour le brodeur comme pour le tisseur
la maison forme un capital exactement adapté aux besoins de son
métier. Le métier lui-même, étant donné son mode d’acquisition,
devient une propriété qui fixe le tisseur au village, comme le jardin
ou le champ le fixent à la terre; en général ceux qui travaillent à
domicile achètent à terme, aux industriels qui leur promettent de
l’ouvrage pendant toute la durée des versements, un métier à broder
qui coûte plusieurs milliers de francs; leur gain, au premier abord,
paraît assez élevé; pour un ouvrier adroit, il atteint 6 à 10 francs
par jour, mais il en faut déduire le salaire de l’enfileuse d’aiguilles
(1 franc à 1 fr. 50), l’amortissement annuel du prix du métier, l’augmentation
de loyer nécessitée par l’emplacement du métier qui a
environ 5 mètres de long; aussi la journée ne rapporte guère que 4 à
6 francs, sauf chômage. Parfois c’est une autre combinaison qui
prévaut, mais seulement chez les ouvriers aisés ; alors qu’autrefois
les patrons seuls pouvaient avoir des relations avec les usines suisses
de Saint-Gall pour l’achat des métiers, ces ouvriers les achètent
maintenant eux-mêmes à Saint-Quentin où s’est fondée une usine.
Ainsi se termine la longue chaîne d’industries campagnardes qui
traverse la Picardie et le Cambrésis dans les bassins de la Somme et