La vigne bat en retraite vers des régions d’automne clair et chaud
où ses fruits peuvent mûrir. Le pommier s’accommode des ciels
brumeux, des chaleurs tempérées, des sols humides qu’il rencontre
à l’Est de la Normandie, dans la Picardie et l’Artois. De tous les arbres
à cidre, c’est le plus rustique; sa floraison, qui est pr'es d’un mois
plus tardive que celle du poirier, lui permet de mieux résister aux
gelées. Il est venu de Normandie avec ses habitudes et ses aspects
ruraux. On trouve les pommiers tantôt groupés dans des vergers,
tantôt répandus dans les champs. Sur la lisière normande de la
Picardie, ils se tiennent dans les pâtures, attenantes aux habitations
rurales. Surtout au voisinage de la mer, ils redoutent les grands vents
qui détruisent leurs fleurs, brisent leurs branches, abattent leurs fruits;
on les protège par une ceinture de grands arbres ; de là ces enclos,
à la fois pâtures et vergers, qui dissimulent au regard du voyageur
les villages du Yimeu (pl. XY). Mais vers l’intérieur, les pommiers
se groupent moins ; on les rencontre tantôt en bordure des chemins
servant d’abri aux bonnes terres vers le Nord et l’Ouest, tantôt répandus
dans les labours de terre médiocre. Mais cette seconde condition
paraît gêner son développement; l’usage des instruments aratoires
plus lourds et plus grands a détérioré beaucoup de jeunes arbres ; le
pommier paraît éviter les territoires de culture intensive ; on peut
dire que sa répartition est actuellement l’inverse de la répartition de
la betterave; de là, dans les plaines d’Arras, de Cambrai, de Saint-
Quentin, de Laon,du Santerre, ces étendues découvertes d’une monotonie
infinie qu’on ne retrouve pas sur les plateaux plus frais, plus
verdoyants, plus accidentés de la zone littorale1.
Le pommier recherche volontiers les sols argilo-siliceux, caillouteux
grâce aux silex, un peu calcaires, suffisamment frais pour suffire
à son évaporation, reposant sur un sous-sol perméable. Aussi nous
le trouvons très répandu d an sle massif tertiaire de Noyon, riche en
accidents du sol, puis aux abords de la Thiérache où il forme un
gros revenu pour le cultivateur ; enfin sur toute la lisière de la Normandie
depuis le Thérain et la Bresle jusqu’à la Somme et sur les
plateaux qui s’étendent au Nord de l’Authie jusqu’au domaine de la
bière. Les cantons de Noyon, d’Estrées, de Guiscard et de Lassigny
renferment d’innombrables vergers de pommiers ; autour de Guiscard,
ces arbres'donnent de loin l’impression d’une forêt; ils bordent
les chemins, forment des allées dans les labours, garnissent les
i a. Breteuil (Oise), le premier plan de pommiers date des environs de 1730-1740. On
le plaisantait; on disait qu’il fallait être fou pour planter des pommiers dans les champs
et que tous les enfants en iraient manger les pommes. Cf. Graves, 545, 1843, p. 118-119.
enclos. L’excédent de leur récolte se vend dansle Santerre, à Saint-
Quentin, à Compiègne. Mais les meilleurs cidres de Picardie se
fabriquent aux environs de Formerie, où les arbres à fruit couvrent
les champs et les herbages ; on en récolte de fort bon dans les campagnes
de Songeons, de Marseille, d’Hornoy, de Gamaches; dans la
petite vallée du Liger longue de 12 kilomètres, on abat bon an mal
an 7.000 hectolitres de pommes. Au Nord de la Somme, sur les
argiles à silex, entre Montreuil, Saint-Pol, Saint-Omer et le Bas-Bou-
lonnais, on connaissait déjà le cidre au xive siècle ; on en fabriquait
dans la ferme du Bois-Jean, appartenant à l’Hôpital de Hesdin. A la
Halle d’Arras, il y avait pour les pommes des mesures spéciales. On
rencontre, dans les celliers des campagnes, de vieux moulins à piler
et des pressoirs monumentaux à grosses vis de bois qui révèlent
l’ancienneté de l’usage du cidre. Le cidre du Haut-Boulonnais est
très réputé, surtout, dans les cantons de Fruges et d’Hucqueliers,
les crus de Clenleu, de Wicquinghen; on recherche aussi ceux de
Maresquel, de Beaumerie, de Bernieulles, de Lépinojr, de Buire.
Mais dès que l’on quitte les plateaux agricoles pour descendre dans
les vallées industrielles, on voit la bière remplacer le cidre. Du Boulonnais
et de l’Artois occidental jusqu’à la Thiérache, nous traversons
un pays très peuplé, de culture riche, semé de villes et de gros
bourgs : c’est une avancée de la bière vers le Sud. Mais en Thiérache,
nous retrouvons avec les pâtures un milieu favorable au pommier.
Dans la vallée de la Serre, en amont de Grécy, on boit déjà du
cidre; à Marie, c’est la boisson ordinaire; puis bientôt, àVohéries,à
Rougeries, àSaint-Gobert, àYervins, le pommier devient un élément
essentiel du paysage ; il se répand dans les fraîches vallées qui descendent
de la Thiérache et gagne les plateaux du Nouvion et de La Capelle.
Mais il devient clairsemé vers Basuel et Le Cateau ; nous rentrons
alors dans le domaine de la bière ; à Basuel même, entre les pâtures
encloses toutes pleines d’arbres, on croise des plantations de houblon
hérissées de leurs grandes perches; à Wassigny, nous sommes en
plein pays d’estaminets ; la bière s’y débite tout le long des chemins.
Curieux carrefour d'influences diverses, les plaines de la Picardie,
de l ’Artois, du Cambrésis et de Beauvaisis nous montrent, en
contact étroit, trois boissons qui sont les produits originaux de trois
régions, et, l’on pourrait ajouter, les signes représentatifs de trois
civilisations : la bière, la boisson germanique qui nous est venue de
Flandre ; le cidre, la boisson normande ; le vin, boisson française,
qui évoque des ciels plus chauds et plus ensoleillés.