meules semblables à de grosses tours aux formes écrasées : de forts
attelages de boeufs et de chevaux préparent la terre; un troupeau
d’une cinquantaine de boeufs blancs, retenu par une clôture de fils
métalliques sur une pâture où manquent l’eau et l’herbe, attend
l’heure réglementaire des repas; l’odeur nauséabonde de la pulpe
flotte dans l’air. Au milieu des champs, loin de la grande route, se
dessinent les formes massives de la ferme d’Allemagne, l’un de ces
organismes indépendants qui peuvent vivre, loin des villages, de leur
existence solitaire. L’exploitation comprend 260 hectares de bonnes
terres ; seule la vallée humide des Barentons donne une petite étendue
de « marais » qui sert de pré et qu’on ne cultive pas; tout le reste
est occupé par la betterave, le blé et les fourrages.
Le corps de ferme est d’apparence solide, presque monumental;
tout est bâti en pierre; les bâtiments, les écuries, les étables, tous
surmontés de greniers élevés et larges qui paraissent écraser le rez-
de-chaussée, la maison d’habitation aussi se rangent autour d’une
grande cour carrée dont une mare, aux parois maçonnées, occupe
le centre. La maison d’habitation rappelle la ville par le confortable
et l’élégance; le maître n’est pas un campagnard, un ru ra l; c’est
à peine un cullivateur, puisque les travaux de la terre relèvent d’un
régisseur; c’est plutôt un grand industriel qui s’occupe de vendre et
d’acheter et laisse aux contremaîtres le soin de mener la machine.
Tout près de la grande porte, en dehors de la cour, une charretterie
où peuvent se ranger une douzaine de grandes voitures à gerbes
ou de chariots à betteraves; un atelier de maréchal. Les chemins
solides et bien empierrés mènent aux champs; un téléphone relie
la ferme à la sucrerie qui est son complément essentiel.
Dans le voisinage, plusieurs autres grandes exploitations accaparent
la terre; à Auinois, on en trouve une installée dans les restes
d’un château dont les murs épais évoquent l’image d’une forteresse;
à Yivaise, une autre ferme énorme, partagée en deux sections par
une galerie à colonnes, flanquée de sa maison de maître et de ses
bureaux, fait songer à une maison de commerce. Nous avons là une
forme originale d’agriculture, une véritable industrie à qui l’audace
et la puissance sont permises par l’argent. Ces grandes fermes ne
cultivent guère moins de 300 hectares. Celle de Yivaise occupe
presque en entier le territoire de la commune ; naguère un petit fermier
travaillait à ses côtés; elle l ’a absorbé; pour cette entreprise
colossale, tout le village est réquisitionné; on n ’y compte plus que
deux ou trois petits propriétaires. Le blé, la céréale d’autrefois, qui
dirigeait tout l’assolement, cède la place à la betterave dont la destinée
se joue sur le marché du monde. On ne se contente plus des
chevaux comme bêtes de trait. Comme on peut nourrir des boeufs
avec la pulpe, on en fait venir du Charoláis, du Nivernais, de Mauriac;
la ferme d’Aulnois, 350 hectares, possède ainsi 8 chevaux de
trait, 30 boeufs au joug et 8 à la bricole. Pour embrasser tout entier
le cercle d action de ces grands ateliers agricoles, il ne faut pas
oublier que la main-d’oeuvre locale ne leur suffit pas et qu’ils font
venir du Nord des ouvriers pour la moisson et pour l’arrachage des
betteraves. Toute cette culture nous éloigne de la nature locale; elle
ne vit plus seulement par les racines qui l’attachent à la terre
exploitée, mais encore par des rameaux qui se prolongent au loin-
c est une industrie qui fait venir d’ailleurs sa main-d’oeuvre, sa force
motrice ses matières premières, et qui exige la connaissance de la
spéculation et la pratique des échanges.
Caractère de l ’exploitation ordinaire dans la Picardie
l ’Artois, le Cambrésis et le Beauvaisis.
Ce n est ni dans la très petite culture, ni dans la grande qu’il faut
chercher 1 originalité de ces plaines agricoles ; le type ordinaire se
tient entre ces deux extrêmes : c’est une petite et une moyenne culure;
elles y sont déterminées par le grand nombre des petits propriétaires.
r
La petite propriété forme ici en quelque sorte le substratum de la
culture, sa condition première; elle en est l’initiation, l’accès. Ail-
eurs on est cultivateur sans être propriétaire; ici on èst propriétaire
pour etre cultivateur. Le type commun de l’exploitation rurale prend
racine dans e patrimoine du paysan. Il peut arriver ailleurs que
unite agricole soit constituée par le village lorsque toutes les terres
dépendent d une grosse ferme et que tous les habitants en deviennent
les ouvriers ; ici l’unité agricole, c’est la famille ; le noyau de l’exploitation,
c est 1 héritage du petit propriétaire.
Ces petites exploitations indépendantes se sont répandues davantage
a mesure que se vulgarisait la propriété. Ainsi, dans l’Artois, la
disparition de la grande propriété ecclésiastique fit progresser la
petite et la moyenne culture; ce résultat apparaît dans le Pas-de-
Calais dès le début du xix° siècle; Peuchet et Chanlaire1 observent
eja que 1 aliénation des biens ecclésiastiques diminue l’étendue des
termes en les multipliant, que cette étendue varie de 20 à 25 hectares