Picards ne s’attarde pas à exprimer les impressions fugitives des
sens. Presque tous les termes du vocabulaire des lieux dits contiennent
une allusion à des circonstances agricoles; ils appellent le souvenir
de la terre où l’on peine toute l’année ; ils contiennent en quelque
sorte l’image du champ.
Ils peuvent représenter l’étendue d’un champ : les Onze, les
Douze, les Treize, les Yingt, le Tiers de Onze, la Grande Pièce, les
SeptMuids, les Quatorze Mines, les Sept Acres, les Grands Champs.
Ils en peignent les formes : les Champs Tortus, les Longues Raies.
Ils expriment l’état du terrain par rapport à la culture : La Couture,
la Couturelle, la Franche Couture, la Couture d’en bas, Couture la
Verdure pour les bonnes terres; le Marais, l’Eauette, les Flaquettes,
les Flaques, la Marette, les Viviers, les. Prés, les Fontaines, la Bas-
sure pour les terres marécageuses ; les Riez, les Larris, les Rideaux
de la. Meunière, les Longs Rideaux, les Falaises pour les côtes
crayeuses; les Bieffes, les Dures Terres pour les terres lourdes et
compactes; le Bois, le Sart, les Hautes Communes, la Garenne, la
Wâtine, le Désert, le Champ à Ronces pour les terres de culture
récente à peine sorties de friches. D’autres fois, les noms viennent des
particularités du sol que rencontre la charrue : le Gros Grès, la
Sablonnière,l’Argilière, le Fond de Grès, la Terre à Grès, la Roque
à Cailloux, le Fonda Cailloux, la Marlière; enfin ce sont les cultures
elles-mêmes qui nomment la terre : les Vignes, les Vignettes, les
Pommiers Tiotte Queue, la Corne à Houblon. Rien à cet égard n’est
plus attachant que la lecture des plans cadastraux1 ; chaque coin de
terre prend sa place dans l’existence journalière des paysans; il
semble avoir conquis une véritable personnalité dans leur esprit et
dans leur langage.
I I I
LES BOURGS ET LES VILLES
A côté des villages et des hameaux, ateliers du travail agricole
où tout s’établit et s’ordonne en vue de l’exploitation de la terre,
d’autres agglomérations ont grandi par le commerce et par l’industrie.
Tandis que les villages vivent du sol même dans lequel ils
prennent racine, les bourgs et les villes ne tirent pas du milieu
immédiat toute leur vie ; pour l’élaboration des produits comme pour
les échanges de denrées, l’horizon local s’élargit; on met en oeuvre
* Consulter les cadastres dans les mairies des communes.
des ressources plus nombreuses et plus lointaines, des forces humaines
plus complexes- et plus puissantes.
L’origine des villes.
A l’origine de nos bourgs et de nos villes, on peut presque toujours
constater l’existence d’un groupe d’artisans ou bien le passage
d’une route; souvent ces deux conditions se trouvent réunies. Pendant
les premiers temps du Moyen Age, les abbayes, asiles des traditions
industrielles et artistiques, groupèrent autour d’elles de
nombreux ouvriers; de leurs magasins sortaient les produits fabri-
-qués dans leurs ateliers par des frères convers et des artisans laïques
ou bien fournis à titre de prestations par des corporations vassales.
A Saint-Riquier1, autour de Centule, gravitait tout un monde de
tisseurs, de brodeurs, de forgerons et d’armuriers. Aussi les abbayes
devinrent les noyaux de villes comme Saint-Riquier dont la population
devait plus tard passer à Abbeville, comme Saint-Amand,
comme Corbie. L’abbaye de Corbie formait à elle seule au Moyen
Age l'une des localités les plus riches et les plus actives de la
Picardie. Quand l’abbaye ne créait pas la ville, elle lui donnait l’essor.
La gliilde de Saint-Omer, qui devint plus tard la Commune, fut à
l’origine une association tributaire de Saint-Bertin 2. Saint-Waast
joua le même rôle pour Arras. L’Arras primitif s’étendait à l ’Est de
la vallée du Crinchon sur le plateau de Beaudimont : c’était la Cité
à l’époque romaine. Au vne siècle, le monastère de Saint-Waast
s’établit sur la rive droite3 et, avec lui, un premier groupement de
maisons; cette ville neuve ne tarda pas à devenir l’élément vital de
l’agglomération vers lequel se pressèrent tous les habitants; la Cité
se dépeupla au profit de la ville' dont l’envahissante abbaye avait
fait toute la fortune. L’aspect actuel d’Arras retrace cette histoire :
on y retrouve ces deux anciennes agglomérations; à l’Ouest, sur
les croupes arrondies de Beaudimont, la cité primitive; à l'Est,
beaucoup plus vaste, la ville, grandie autour de l’Abbaye, puis de
l’Hôtel de Ville, toute parée des merveilles de l’art communal et
pleine encore, aux jours de marché, de l’agitation des affaires; entre
les deux s’étend un quartier construit au xvme siècle et qui forme la
Basse-Ville.
Ce que les abbayes purent faire au Moyen Age avec leurs
* Fagniez, 341, I, p. XXX-XXXV ; Louandre, 364, I, p. 40-60.
! Giry, 343, p. 280.
* Cardevacque, S12.