fort atteinte vers 1792, leur activité acheva de s’éteindre durant les
trente ou quarante premières années du xixe siècle1. Cette décadence
aurait pu devenir une catastrophe pour les campagnes ; mais la
main-d’oeuvre paysanne trouva d’autres ressources, soit dans la
bonneterie de laine, soit dans les articles d’Amiens, soit même, àFor-
merie et à Songeons, dans la lunetterie et la tabletterie.
Les articles d’Amiens recueillirent en partie la main-d’oeuvre que
les serges laissaient inoccupée. Favorisée par l’édit de 1762, la fabrique
rurale adopta presque toutes les étoffes de. la cité ; d’abord,
l’anacoste ; puis vers 1776 une autre étoffe croisée, le sakati ; vers 1789
les tamises et les châlons; vers 1810, les tissus mérinos, les alépines
etles cachemires. A l’intérieur d’une zone limitée par Villers-Bocage,
Corbie, Ailly-sur-Noye, Conty, Poix, Molliens-Vidame, Picquigny
et Vignacourt, la fabrique d’Amiens occupe tous les villages; elle
pousse ses métiers jusqu’à Grandvillers et Breteuil, à 40 kilomètres
vers le Sud. Dans toutes ces campagnes, les tisserands et coupeurs
de velours se livrent de la fin Juin à la fin Septembre aux travaux
agricoles, ou bien, dans les vallées, à l’extraction de la tourbe; pendant
le reste de l’année, ils demeurent à leurs métiers.
Les tisseurs de toiles dans le s campagnes de Beauvais,
de Saint-Quentin, de Cambrai, d’Abbeville.
Tandis que le Beauvaisis occidental s’adonnait aux serges, le
Beauvais oriental jusqu’aux environs de Compiègne tissait des toiles,
toiles de ménage autour d’Ansauvillers, toiles fines appelées demi-
bollandes autour de Bulles2. Il y avait eu des chènevières à La
Hérelle, à Chepoix. à Wawignies, à Ansauvillers; elles disparurent
entre 1811 et 1817; le tissage du chanvre à domicile ne leur survécut
que jusque vers 1850. Mais jamais elles n’avaient connu la
brillante fortune des linières de Bulles.
La vallée de la Brèche présentait, de Bulles à Étouy, des terres
très propres à la culture du lin. Dès le xne siècle, on y signale des
linières dont les produits étaient fort recherchés jusqu’en Flandre et
en Hainaut. Au xvue siècle, Louvet écrivait : « Les Flamands et
Henneviers par chacun an s’acheminent én la ville de Bulles pour
1 On trouvera d’assez nombreuses indications sur le sort de la sayetterie auxix» siècle
dans: Graves, 545, (1826), p. 336-339; 1835 (p. 146); (1836),p. 141; (1840) p. 104-108 ; (1843),
p. 142-148.
* Sur ces toiles: voyez Graves, 545 (1838), p. 196-202; (1843) p. 142; (1826) p. 370; (1832),
p. 76 et 101; (1830), p. 127; (1835), p. 146; Gambry, 511, p. 300; Mémoire, 570,1, p. 339.
y trafiquer et en transporter les lins desquels ils font ces excellentes
et superbes toiles de Hollande, Batiste et Cambrai. » II était naturel
que cette culture engendrât le tissage. A l’époque de Sully, des
ouvriers flamands ayant apporté les procédés de leur fabrique, tous
les villages voisins des linières se peuplèrent de tisserands. Bientôt,
pour suffire à l’approvisionnement des métiers, il fallut acheter du
lin en Flandre ; vers la fin du xvme siècle, on en tirait les 4/5 de la
consommation totale. Mais autour de Bulles, dans les cantons
actuels de Nivillers, de Froissy, de Breteuil, de .Saint-Just, plus de
1,200 fileuses et de 700 tisserands travaillaient dans les villages ; on
trouve encore dans les vieilles maisons les caves où s’abritaient les
métiers. A partir de 1814, la concurrence des cotonnades ébranla la
situation de la « mulquinerie »; en 1834, elle ne comptait plus que
500 fileuses et 300 tisserands ; en 1838, Bulles était la seule commune
du canton qui eût conservé des mulquiniers. Depuis cette époque,
tout a disparu.
A Saint-Quentin, toute l’industrie de la toile dépendait à l’origine
du travail des campagnes; toutes les façons qu’exige le lin avant
d’être tissé occupaient une multitude de bras dans les villages. Ln
1730, la moitié des habitants de tout âge et de tout sexe, à 10 et
12 lieues à la ronde autour de Saint-Quentin, subsistait de lamanufac-
ture des toiles; 65.000 à 70.000 femmes y gagnaient dix sous par
jour à filer. En 1773, dans la généralité de Picardie et Soissonnais,
325 villages groupés auprès de Péronne, de Guise, de Saint-Quentin,
de Yervins, d’Hirson contenaient près de 100.000 personnes vivant
des métiers1. Avec le xixe siècle, les campagnes perdirent le filage
qui se concentra dans les usines mécaniques et dans les villes, mais
elles gardèrent le tissage. Il est à remarquer que les ouvriers passèrent
sans difficulté du tissage du lin au tissage du coton ; les toiles
faites avec les deux matières se fabriquaient exactement de la même
manière et sur les mêmes métiers. Aussi voyait-on les mêmes
ouvriers les tisser tour à tour. Nulle part peut-être le paysan ne
s’était mieux adapté au travail industriel; la plupart des tisserands,
propriétaires de leur maison, possédaient un coin de champ, fruit
de leur épargne; la maison était disposée pour recevoir le métier;
pour éviter que le fil tissé à l’air ne devînt trop cassant, on travaillait
dans des celliers ou caves, à température égale et fraîche ; cette
construction formait un capital de nature très originale qui fixait à
demeure aux mêmes lieux la même industrie; de nos jours, malgré
I Rouit, 368, p. 204 ; Arch. Somme, G. 320; Villermé, 374.