mais à l’instar de la forêt de Bray, la Thiérache, grâce à la constitution
de son sol, survit aux défrichements ; si le nom garde un sens
plein, c’est qu’il s’applique encore à un aspect particulier de la nature :
les pâtures ont remplace les bois, marquant ainsi la destination naturelle
de ce territoire humide et argileux.
Entre les Viromandui et les Atrebates, depuis la Sambre jusqu’à
l’Ancre, s’allongeait une grande forêt, l’Arrouaise, Arida Gamantia
sylva1. Au xie siècle, elle était encore assez importante pour servir
de repaire à des brigands. La chanson de geste de Raoul de Cambrai
la considère comme une contrée mal famée, séjour de gens de
rien :
En Aroaise a ma lv a ise fra ip a ille ...
Ilom d’Aroaise ne v a u t une c in è le 2...
Il existe une part de vérité dans la légende de Béranger, ce chef
de bandits qui s’établit au carrefour des grandes routes de Cambrai
à Amiens et de Reims à Arras, à l’endroit appelé le Tronc Béranger,
entre Bapaume et Péronne ; à la fin du xie siècle les parages furent
purgés de ces malfaiteurs ; les premières maisons de Bapaume commencèrent
à se grouper à la sortie des bois, autour du fort construit
pour protéger le passage. Cette puissante ligne frontière se marque
dans toutes les limitations postérieures ; là se touchèrent d’une part
le territoire des Ambiani et des Viromandui, les diocèses d’Amiens et
Noyon, FAmiénois et le Vermandois, la Picardie, les départements
de la Somme et de l’Aisne ; d’autre part, le territoire des Atrebates,
les diocèses d’Arras et de Cambrai, l’Artois et le Cambrésis, le Hai-
naut, les départements du Pas-de-Calais et du Nord. Le rempart à
disparu, mais la limite persiste ; les mouvements humains n ’ont pas
brisé ces cadres séculaires. Il existe encore quelques débris isolés de
l’Arrouaise, aux environs de Bohain, deBeaurevoir, d’Andigny, d’Ha-
vrincourt, de Saint-Waast; au milieu du xvme siècle, les cartes
indiquent encore entre Oisy, Ribeaucourt, Wassigny et Étreux une
grande étendue de bois, désignée sous le nom de Forêt d’Arrouaise
et maintenant couverte de champs. C’est au milieu de ces bois que
fut fondée en 1098 la célèbre abbaye de Saint-Nicolas d’Arrouaise.
Le mot n’a pas disparu de la carte (Mesnil-en-Arrouaise, Estrées-en-
Arrouaise, Vaux-en-Arrouaise, la ferme d’Arrouaise entre Wassigny
et Oisy). Mais il en est de l’Arrouaise comme de la forêt de Thelle ;
c’est à tort qu’on en voudrait faire une région naturelle. En tant que
1 Sur l’Arrouaise, voyez Maury, 300, p. 56, 182 ; Gosse, 543 ; Roger, 584, I, p. 143-144.
' Raoul de Cambrai (Ed. Meyer et Longnon) : vers n° 1064, 1184, 1163.
réalité concrète, elle est morte avec l’unité de la grande forêt; les
habitants de Montigny-Carotte qui ont obtenu en 1902 l’autorisation
d’appeler leur village du nom plus noble de Montigny-en-Arrouaise
jae se doutent peut-être pas qu’ils se proclament les indigènes d’un
pays imaginaire.
Vers le Nord-Est, sur les confins des Atrebates, on se heurtait à
la Forêt Charbonnière1. Elle formait encore à l’époque Mérovingienne
l’un des plus grands territoires francs. Vers l’Ouest, il ne
semble pas quelle dépassât l'Escaut; à l’Est, elle touchait par la
Fagne à l ’Ardenne; au Nord, elle allait jusqu’à la Dyle et à la Rupel ;
au Sud, jusqu’à la Selle affluent de l ’Escaut et jusqu’à l’Helpe mineure
affluent de la Sambre par où elle rejoignait la Thiérache. Elle couvrait
le pays des Nervii. A partir du xne siècle, on ne la nomme plus
parce que depuis longtemps elle était morcelée (forêts de Soignes,
de Seneffe, de Brocqueroie, d’Amblise, de Mormal);il faut y joindre
entre la Searp.e et l’Escaut la forêt de Saint-Amand (Vicoigne et
Raismes) dont les dépendances atteignaient Douai. Le rôle de cette
immense forêt, qui courait de l’Est à l’Ouest comme une barrière à
la circulation des hommes, se prolongea très loin dans le Moyen Age ;
elle fut la protection des populations romaines établies derrière elle
aux environs d’Arras et de Cambrai contre les invasions franques ;
grâce à elle, toute cette région échappa à la colonisation germanique
dont le flot se détourna vers la Flandre ; au xne siècle encore, les
textes distinguent nettement les populations qui demeurent en deçà
et colles qui sont au delà de la Charbonnière. Ce puissant rideau
d’arbres exerçait dès l ’époque gauloise sa vertu d’isolement; au delà
des limites des Atrebates, les derniers des Celtes purs, commençait
avec les Nervii le domaine de ces peuples d’origine germanique dont
- la valeur militaire et les ressources avaient étonné César.
Dans le pays que nous appelons maintenant la Flandre, « ce que
les eaux laissaient a la terre étaitpris p a r la forêt2 ». Une immense
forêt que le Moyen Age connut sous le nom de Nemus sine miseri-
cordia couvrait le sol, de Bruges et de Gand jusqu’à Ypres. Elle
servit de retraite aux Menapii contre César. Sur les bords de la Lys
vers Aire s’étendait la forêt de Triste, Tristiacensis sylva, dont la
forêt actuelle de Nieppe faisait partie. Au Sud de la Lys, sous le nom
de Vastus Saltus, elle avançait jusque près d’Arras-les-Bois où fut
fondée l’abbaye du Mont Saint-Éloi. Les arbres, évitant le littoral
Kurtb, 423, p. 528. Cf. aussi don Grenier, 414. p. 68-69.
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