hameaux s’y répandent dans la verdure. Autour de Feuquières, aux
approches de la Normandie, les habitations se cachent derrière de
grandes haies d’épines noires et blanches, au milieu desquelles surgissent
les coudriers, les érables, les tilleuls, les peupliers, les
néfliers, les buis, les ifs, les sureaux, les pruniers, les cerisiers dans
un lacis de viorne, de chèvrefeuille et de ronces ; nous sommes loin
des villages sévères des plateaux de limon. C’est l’argile à silex qui
différencie un pays frais comme le Yimeu, d’un pays aride comme
le Santerre.Dans le San terre, plateau au limon épais, véritable Beauce
où parfois le regard s’étend à l'infini, le limon repose directement
sur la craie ; dans le Yimeu où l’argile à silex sépare le limon de la
craie, nous nous rapprochons déjà des conditions naturelles de la
Haute-Normandie ; la campagne est barrée çà et là par les remparts
feuillus qui gardent les villages ; l’élevage pénètre intimement dans
l’économie rurale ; à côté des champs, on voit des herbages (pl. II).
L’argile à silex offre à la culture un sol caillouteux, froid,
humide, accidenté. La multitude des cailloux est parfois si grande
qu’autour de Marseille et de Crèvecoeur des ouvriers s’occupent
durant des journées entières à épierrer les champs. Dans les
cantons de Songeons, de Formerie, de Grandvillers, de Marseille et
de Crèvecoeur, on connaît cette terre sous le nom de « cauchin ».
Les moissons y mûrissent plus tardivement ; à Eclimeux, sur les
terres argileuses, la moisson se fait huit jours plus tôt qu’à
Blangy-sur-Ternoise, sur les côtes calcaires. Les labours y coûtent
beaucoup d’efforts ; ils harassent les bêtes et fatiguent les instruments.
On a eu tort de déboiser une partie de ces terres difficiles ;
c’était à l’époque du grand développement de la betterave, au milieu
du xixe siècle; mais la culture n’a pas conquis toutes ces terres
rebelles ; la betterave à sucre y pivote mal ; les sols riches et faciles
appartiennent au limon. Aussi les pays d’argile à silex ont gardé les
vieilles habitudes, les anciens assolements; la jachère existe encore
dans leurs campagnes. S’ils se sont transformés, c’est dans le sens
de la production fourragère, plus conforme à leur nature physique,
moins exigeante de peine et de frais ; autour du pays de Bray et du
Boulonnais, à la faveur d’un sol plus humide, l’élevage s’étend
aujourd’hui en une large zone qui longe la mer et descend presque
jusqu’à la Somme. Ces régions d’argile à silex forment les limites
naturelles de la culture betteravière ; quand on quitte Arras pour
gagner l’Authie, la Canche, la Ternoise ou la Lys, la betterave disparaît
peu à peu, reculant devant les cultures fourragères et les
pâtures ; de même, vers l’Est, les champs de betteraves cessent
lorsque, dans les cantons deYervins, de Marie et de Rozoy, les terres
de Houry, de Prisces, d’Agnicourt, de Montloué et de Noircourt
reposent sur une argile rouge et compacte, empâtant des silex;
c’est déjà l’annonce de la région herbagère de Thiérache.
La traversée d’un pays d’argile à silex réserve des sensations
inattendues pour le voyageur qui sort des pays de craie et de limon.
A cet égard, rien n’est plus intéressant que le pays compris entre
Beauvais et Poix, en passant par Songeons, Marseille et Grandvillers.
En remontant la vallée du Thérain, on voit peu à peu surgir
autour de soi l ’apparition d’un bocage ; les pentes se garnissent de
haies au milieu desquelles les herbages se mêlent aux cultures ; la
route chemine sous une voûte de grands arbres. Pa r endroits, on
revoit la craie qui perce le flanc des coteaux, mais bientôt elle disparaît
sous l’argile et les cailloux. Au sortir de Crillon, quand on
pénètre sur le plateau, la même impression poursuit le voyageur :
plus de larges aperçus comme ceux qu’on découvre dans le Santerre;
un horizon limité ; partout des bois et des bosquets ; des pommiers
disséminés dans la plaine ; du blé et des fourrages au lieu de betteraves
; des cailloux ramassés en tas dans les champs ; un peu plus
loin, dans la vallée du Petit-Thérain, vers Boissy, un vrai fouillis de
verdure, des pâtures et des vergers, des chemins humides et ombreux,
une rivière dans un lit étroit, et, sur les pentes, un tapis herbeux
cachant le sol. Dès lors, jusqu’à Crèvecoeur, Grandvillers et Poix,
c’est le même paysage qui se déroule, couvert et vallonné. Parfois
il ne manque ni d’imprévu ni de grandeur ; au S. S. 0 . de Poix,
la vallée de Dameraucourt s’encaisse à près de 100 mètres de profondeur;
cette excavation étroite contient la tête d’une rivière qui
porte ses eaux à la Selle ; le ruisseau disparaît sous les arbres ; c’est
en vain qu’on chercherait à le suivre dans sa route capricieuse et
sauvage ; sur les pentes, des sentiers escarpés entament un pêle-
mêle rougeâtre de cailloux ; à chaque pas, de gros silex crèvent le
sol ; quelques pauvres champs semés de pierrailles font songer à
quelque coin de montagne péniblement cultivé. Pa r la profondeur de
ses vallées étroites, par la solitude de ses bois et la vigueur de la
végétation spontanée, par l’allure sauvage et sévère de quelques
sites, ce coin de pays picard évoque le souvenir de certaines vallées
vosgiennes plutôt qu’il ne rappelle les plaines tranquilles du voisinage ;
nous sommes dans une région haute qui doit son relief et son sol à
l’influence profonde d’un soulèvement de la craie.